Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Sous-titrons nos chansons (ou pas), épisode 2
Du cas particulier des films musicaux

(Épisode 1)

La règle ?

Évacuons peut-être, pour commencer, la question des comédies musicales dans lesquelles les chansons font partie intégrante de l’intrigue : problématique, me semble-t-il, de ne pas sous-titrer les parties chantées quand cela limite sérieusement la compréhension du film. Ainsi, voir Grease (Randal Kleiser, 1978 – on a des références ou on n’en a pas) dans une version où les chansons ne sont pas sous-titrées (ce qui fut longtemps mon cas, car la VF que j’avais en VHS dans les années nonante était comme ça), c’est par exemple passer un peu à côté du fait que dans le numéro Summer Nights, les deux protagonistes (interprétés par John Travolta et Olivia Newton-John, faut-il le rappeler ?) présentent deux points de vue très différents sur leur flirt estival commun. Les dernières diffusions VF et VOST du film sur lesquelles je suis tombée comportent désormais des sous-titres « forcés » sur les numéros chantés, comme en témoigne cet extrait (voir la différence de police entre les sous-titres des dialogues et la chanson) et c’est quand même plus clair sous cette forme (même s’il y aurait à redire sur certains choix de traduction, trouvé-je) :


Au chapitre « exportation de nos trésors nationaux », les éditions anglophones des Demoiselles de Rochefort, a fortiori des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy suivent la même logique :

Les exceptions

Pour autant, on trouve encore des DVD du commerce et des ressorties en salles de comédies musicales dénuées de sous-titres sur les parties chantées. Ainsi, M. me signale sur la page Facebook des Piles que les chansons ne sont pas sous-titrées dans l’édition DVD de Drôle de frimousse (Funny Face, Stanley Donen, 1957). La critique d’Oklahoma !, comédie musicale westernisante (Fred Zinnemann, 1955), publiée sur le fort sympathique site dvdclassik.com déplore pour sa part un choix étrange pour la réédition DVD du film par 20th Century Fox :

Seule la version originale sous-titrée est présente ; cela peut s’expliquer par le fait que le film étant quasiment intégralement chanté, il ne doit pas y avoir eu de version française ou bien alors elle aurait été bien inutile. La catastrophique image n’étant pas suffisante, l’éditeur n’a pas jugé bon non plus de sous-titrer les chansons qui constituent pourtant la majeure partie du film ! Comme celles-ci font intégralement partie de l’intrigue, les non-anglophiles risquent de louper pas mal de chose même si l’histoire est parfaitement compréhensible sans leur aide. (…) Des sous-titres façon karaoké permettront à tous ceux qui seront intéressés de chanter en même temps que les personnages du film.

(Cool, on peut chanter mais pas comprendre.)

Mais y a-t-il vraiment une règle ?

Ah ben oui, posons-nous la question. J’ai ressorti mon DVD Warner Bros. de Chantons sous la pluie (Donen, 1951), histoire de voir ce qu’il en était (sous-titrage non signé, multilingue). Vers le début du film, une interprétation de All I Do Is Dream of You par une troupe de danseuses-chanteuses en tenue rose n’est pas sous-titrée. De même, le tongue-twister Moses Supposes est laissé sans sous-titres, y compris quand les protagonistes le « disent » avant de le chanter. On supposera que dans le premier cas, la chanson ne faisant pas vraiment partie de l’histoire, il a été jugé superflu de la traduire, tandis que dans la seconde scène, le spectateur entendant aura compris que l’enjeu portait sur les sonorités des mots et non sur leur sens. Le reste est bien sûr pour l’essentiel sous-titré.

Et les films musicaux hybrides, alors ?

Mais oui, quid des films musicaux dans lesquels les chansons sont très présentes, sans pour autant faire avancer directement l’intrigue ? Il se trouve que je suis allée voir Jersey Boys il y a quelques semaines, le dernier Clint Eastwood consacré à la carrière de Frankie Valli et de son groupe, les Four Seasons, inspiré de la comédie musicale (le spectacle, je veux dire) du même nom. Il s’agit à l’origine d’un « jukebox musical« , komondi, c’est-à-dire d’une comédie musicale s’appuyant sur des tubes préexistants. Est-il important, est-il pertinent, de sous-titrer Can’t Take My Eyes Off You ou Working My Way Back to You, qui sont interprétées sur scène dans le film ? Personnellement, je ne crois pas et c’est également le choix de l’auteur des sous-titres (toutes mes excuses à l’intéressé dont j’ai omis de noter le nom, ne pensant pas écrire un billet où il figurerait à ce moment-là) et/ou de son client. Ce qui compte en l’espèce, c’est le statut de tube de ces chansons (reconnaissables instantanément pour peu qu’on ait un tout petit peu de culture musicale) et non leurs paroles, me semble-t-il. Et même si leurs paroles étaient sous-titrées, cela n’apporterait sans doute pas grand-chose au spectateur (si ce n’est l’impression très nette que lesdites paroles sont d’une vacuité abyssale : c’est un autre problème en matière de sous-titrage de chansons, mais j’y reviendrai, ne mélangeons pas tout).

En revanche, ce choix peut poser, à certains endroits, des problèmes ponctuels. Une scène de Jersey Boys nous montre ainsi les membres du groupe regardant une diffusion à la télévision du Gouffre aux chimères de Billy Wilder. L’un des musiciens fait remarquer que l’actrice à l’écran (Jan Sterling) semble sur le point de pleurer, mais le manager du groupe répond : « No. Big girls don’t cry. » (sous-titré littéralement, quelque chose comme « Non, les grandes filles ne pleurent pas », de mémoire). Après un plan appuyé sur l’air inspiré du compositeur du groupe Bob Gaudio qui semble avoir alors une révélation (oui-oui), on passe sans transition à une scène montrant le groupe en train d’interpréter une nouvelle chanson intitulée, justement, Big Girls Don’t Cry. Évidemment, pour faire le lien entre les deux, il faut repérer que la réplique prononcée par le manager est devenue une chanson, ce qui ne va pas forcément de soi pour un spectateur ne comprenant pas l’anglais (je ne parle même pas de la version doublée, qui ne permet pas de faire ce lien à l’oreille). Et là, je trouve que oui, un sous-titre reprenant « Les grandes filles ne pleurent pas » sur les premières secondes de la chanson n’aurait pas été superflu, quitte à laisser la suite sans sous-titres (à un ou deux endroits dans le film, une bribe de chanson est ainsi sous-titrée pour permettre justement au spectateur non anglophone de comprendre les liens entre dialogues et chansons, il est dommage de ne pas avoir opté pour cette solution à cet endroit-là).

À film tangent, choix variable

Mais il y a aussi des films manifestement « tangents », pour lesquels les choix varient selon les éditions ou les modes de diffusion, ce qui témoigne là encore du fait qu’il n’y a pas vraiment de « règle » en la matière : prenons par exemple Victor, Victoria, la charmante comédie de Blake Edwards (1982). Les chansons – nombreuses – sont principalement des numéros chantés en scène par Julie Andrews et/ou par d’autres interprètes. Si certaines reflètent par moments l’état d’esprit ou les sentiments des personnages (mélancolie pour Crazy World, amitié pour You and Me), elles accompagnent le déroulement du film plus qu’elles ne le guident. Et certains numéros n’ont rien à voir du tout avec l’histoire proprement dite (bien qu’ils soient kitsch et réjouissants) et valent plus pour la performance vocale de Julie Andrews et/ou par les plans de coupe sur la réaction de certains spectateurs. Cas tangent, donc. Dans la version de l’œuvre diffusée périodiquement sur la chaîne TCM ainsi que sur Arte il y a quelques années, tout est sous-titré (y compris dans la version doublée, où ce sont donc des « sous-titres forcés », incrustés dans l’image, et non des sous-titres que l’on peut activer ou désactiver autant de fois que l’on veut), tandis que sur le DVD édité par Warner Bros., aucune chanson n’est sous-titrée (ni dans la VOST, ni dans la VF : les sous-titres forcés ont donc disparu de l’image). Quel est le choix le plus judicieux ? Les sous-titres « forcés » de la version télédiffusée étant plutôt bons, de mémoire, disons qu’il est sans doute préférable de les avoir. Mais il ne me semble pas choquant non plus de ne pas en disposer. Tangent, je vous dis.

Cela dit, il y a des cas tout aussi « tangents » où le sous-titrage n’est pas forcément une réussite : voir l’édition DVD de The Wall (Alan Parker, 1982), dont les sous-titres non signés (« TVS-Titra Film ») sont d’une littéralité… crasse, je crois que c’est la meilleure façon de le dire. Ci-dessous « I’ve become comfortably numb » devient « Je suis devenu agréablement engourdi » (l’expression « douce torpeur » n’a manifestement pas traversé l’esprit de l’adaptateur, c’est dommage) et tout est à l’avenant :

Histoires de subjectivités

Pour les cas tangents comme pour les autres, il reste la subjectivité du traducteur-spectateur confrontée à celle du spectateur tout court. J’ai été très surprise de tomber récemment sur ce billet d’humeur publié par Vincent Maraval en 2011. Passons sur le fait que le patron de Wild Bunch tape un peu sur le doublage (alors même que sa société de distribution fait réaliser de bons doublages avec ce qui ressemble tout de même pas mal à l’amour du travail bien fait, voir par ici ou par là pour s’en convaincre), mais il émet une remarque intéressante :

Il faut bien dire que si, au cinéma grand public, l’important est de comprendre ce qui se dit — souvent réduit à quelques jurons et onomatopées dans les films d’action — pour mieux suivre ce qui se passe, en pop, soul, rock, R’N’B et autres variétés internationales, ainsi que les nomment les rayons des disquaires, l’essentiel semble de pouvoir se griser de musique sans s’encombrer du sens des paroles. A tel point que certains distributeurs jugent inutiles de sous-titrer les chansons dans les films, même en version originale, ce qui m’avait mis dans une belle rage à la sortie de Shine a Light, le documentaire de Martin Scorsese sur deux concerts donnés à New York par les Rolling Stones. Dans ce film, on ne perdait pas un mot prononcé dans les chambres d’hôtel ou en coulisses mais on avait « omis » de sous-titrer les chansons — beaucoup, comme moi, se réjouissaient pourtant de pouvoir enfin comprendre vraiment les paroles du groupe légendaire — comme si cela, au fond, n’avait guère d’importance alors que les concerts représentaient 80% de la projection et que cela ruinait l’habile articulation qu’avait imaginée Scorsese entre le quotidien et la scène.

C’est un point de vue argumenté et tout à fait respectable, mais il m’a surprise. Parce que personnellement, j’aime bien les Stones (sans passion cependant) et je n’ai jamais fait trop gaffe à leurs paroles, mais en tant que spectatrice de Shine a Light, je me fiche complètement qu’on me fournisse une traduction de leurs textes. Ça ne m’intéresse pas et je pense même que j’aurais trouvé ça gênant pour visionner le film (car oui, je fais partie de ces traducteurs-spectateurs qui n’arrivent pas à faire abstraction des sous-titres quand sous-titres il y a). Ce qui me plaît dans Shine a Light, c’est la magie, la puissance, la fièvre, l’impression d’immersion, la faculté qu’a la caméra de capter tel ou tel geste, les ravages du temps qui passe – mais faire l’exégèse traductologique de Start Me Up ou Brown Sugar ? Franchement, je m’en passe. En résumé, si je comprends la déception de Vincent Maraval, je comprends aussi le choix qui a été fait et à titre personnel, je m’y reconnais davantage dans le cas particulier de ce film. Histoire de subjectivité, donc.

Dans un autre genre, les chansons de Phantom of the Paradise (Brian De Palma, 1974) ne sont pas traduites dans les sous-titres de la sortie cinéma d’époque signés par un duo de traducteurs bien connu (Bernard Eisenschitz et Pierre Cottrell), ni dans les rééditions DVD et les ressorties en salles ultérieures. Interrogé à ce sujet, Bernard Eisenschitz me répond : « on ne s’est même pas posé la question, et je ne crois pas qu’on se la soit posée dans d’autres cas. En revanche, il allait de soi qu’on devait traduire les paroles dans le film fleuve de Bob Dylan, Renaldo et Clara. » Subjectivité encore.

Et puisqu’on a parlé des Stones, parlons d’un autre cas, toujours « tangent » et qui témoigne d’une approche différente : dans One + One/Sympathy for the Devil (1968), Godard filme entre autres choses la naissance de la chanson du même nom. Sur le DVD Carlotta, on trouve les sous-titres d’époque des époux Dutter, qui traduisent aussi le texte de ladite chanson :


(Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas vu ce film en entier, seulement un assez long extrait projeté dans le cadre de l’exposition « Musique & cinéma » organisée par la Cité de la musique il y a quelques années ; il s’agissait des mêmes sous-titres, pour autant que je me souvienne.) Mais le cas de figure est un peu différent, n’est-il pas ? On nous montre ici un processus de création en train de se construire, normal donc que le texte de la chanson au cœur de la séquence ait été jugé suffisamment important pour être sous-titré.

L’abus de chansons sous-titrées nuit gravement à la santé

Reste le problème de l’excès de sous-titrage de chansons (on n’en parle pas assez). C’est un risque à envisager (oui, parlons de risques, nous vivons dangereusement), même dans un film musical. Bernard Eisenschitz me permet aimablement de le citer ici concernant un « cas » extrême de ce genre, je l’en remercie (le « on » désigne ici Robert Louit et lui-même) :

Quand la question [du sous-titrage des chansons] se posait, on en discutait avec les responsables techniques. Il n’y a jamais eu la moindre divergence, sauf un cas grotesque : De-Lovely d’Irwin Winkler, biopic de Cole Porter, qui passait je crois en ouverture de Cannes. Le sous-titrage était donc contrôlé depuis les Etats-Unis par la production. Ils ont commencé par nous prévenir qu’il n’était pas question que nous touchions des droits sur la traduction des chansons, puis nous nous sommes mis d’accord avec le très sympathique auteur du doublage pour utiliser le même texte (les trads existantes étant évidemment inutilisables, parce que beaucoup trop éloignées de l’original). Puis il y a eu des échanges à répétition de fax ou de mails où la production exigeait que tout soit traduit, absolument tout. Un de leurs représentants […] repérait les moindres secondes à l’intérieur d’un dialogue pour placer la traduction d’un vers. Le ou la directeur-trice technique côté français était aussi navré que nous, mais il fallait bien s’en moquer et faire ce qu’ils voulaient. Une fois passé à Cannes, je crois que rarement un film a été oublié aussi vite.

En résumé (provisoire) ? À l’exception de quelques cas où le sous-titrage paraît réellement incontournable sous peine de ne rien comprendre aux Parapluies de Cherbourg, il n’y a pas vraiment de règles, même pour les films musicaux. Les subjectivités de l’auteur des sous-titres, de son client et du spectateur ont donc de fortes chances d’entrer en conflit à un moment ou à un autre : ce que l’un trouvera utile paraîtra superflu à l’autre ; ce qui semblera à l’un surcharger bêtement une jolie séquence sera absolument essentiel aux yeux de l’autre. On en reparle ? Oh, allez oui. Les prochains billets seront moins longs, on parlera des numéros chantés dans les films non musicaux, des chansons à la radio, du statut de l’anglais et de l’inanité de certaines paroles une fois traduites. Hihi.

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