Bizarrerie dictatoriale
J’ai vu Le Dictateur de Chaplin bien plus tard que ses autres classiques, parlants ou non, et je n’en connaissais donc que des versions sous-titrées, du moins il me semble. Jusqu’au 13 mai dernier, où France 2 nous a gratifiés d’une soirée spéciale Chaplin avec un documentaire sans intérêt suivi de la diffusion du Dictateur dans sa version doublée. Que j’ai regardée, du coup. Voilà pour le décor (super important, hein, vous vous en rendez compte).
Le doublage montré à cette occasion (qui figure par ailleurs sur le DVD MK2 du film) date apparemment de 1968 et est l’œuvre de Christian Dura pour l’adaptation. Un doublage de 1968 pour un film de 1940 ? Ce même Christian Dura indique dans une interview donnée à La Gazette du doublage :
Le film n’avait jamais été doublé. Il est sorti après guerre en version originale sous-titrée. En 1945, les studios ne pensaient pas que ce serait un succès. Ensuite, un distributeur l’a acheté et pour la première fois, l’a doublé.
Bon, il semble qu’il y ait, chez les voxophiles, un débat sur l’existence d’un doublage antérieur du Dictateur. Mais peu importe. Christian Dura à l’adaptation, donc, et Roger Carel dans le rôle principal, c’est-à-dire le double personnage incarné par Chaplin : d’une part le dictateur Adenoid Hynkel et d’autre part un barbier juif rentré traumatisé de la Première Guerre mondiale, qui est le parfait sosie dudit dictateur (si vraiment ce film ne vous dit rien, voyez le petit résumé par là).
C’est un poncif que de rappeler l’importance de la parole dans Le Dictateur, premier film complètement parlant de Chaplin (après les « incursions sonores partielles » des Temps modernes et des Lumières de la ville), mais c’est évidemment un poncif crucial si l’on veut parler de son doublage. Comme l’indique Christian Delage dans Chaplin, la grande histoire (chez Jean-Michel Place, 1999) :
[C’est] l’occasion pour Chaplin d’entrer à bon escient dans le monde du cinéma parlant, car il pouvait se partager entre le barbier – peu loquace – et le dictateur – pour lequel il allait inventer un langage mêlant l’anglais, le yiddish, l’allemand, ainsi que des bruits, des borborygmes, des grognements (évocateurs de sa haine des Juifs) ou des jeux de mots.
Cette langue imaginaire et son rôle sont bien décrits dans un petit dossier pédagogique consacré au film que l’on trouve sur le site du dispositif « Lycéens au cinéma Auvergne », si la chose vous intéresse. Mais comme rien ne vaut un exemple concret, en voici un court échantillon en version originale issu du premier discours prononcé par Hynkel dans le film.
Et en effet, c’est une sorte de sabir : émergeant périodiquement, les « [de greutcheu nèïvi in de vèlt] », « [taïteun de bèlteun] » et autres « [ariann médeul] » ou « [katseunïameur] » sont tout à fait transparents pour peu qu’on ait quelques notions d’allemand et d’anglais (et qu’on fasse attention à ce genre de choses, oui, d’accord). Dans le même temps, l’effet parodique est très réussi et, pour re-citer Christian Delage :
Si vous voulez voir un pur génie théâtral en action, il suffit de regarder Chaplin construire son rôle. Il maîtrise les manies superficielles de son sujet avec un esprit dévastateur. (…) Lorsqu’il se lève pour prononcer un discours à des milliers de fidèles massés et enrégimentés, la caricature est éblouissante. Théoriquement, Chaplin aurait pu jouer le rôle du petit barbier sans déroger à sa règle lui interdisant tout dialogue. Mais Hynkel doit parler haut et fort, ce qu’il fait. Ces fausses expressions allemandes suffisent à vous faire bondir de votre siège. Lorsqu’à la suite d’un flot d’éructation sans aucun sens, Hynkel est pris d’une quinte de toux spasmodique ou hurle quelque chose de vaguement compréhensible comme « Democratzy stunk ! Liberty stunk ! Free sprechen stunk ! », Chaplin dit tout ce qu’il y a à dire de la folle démagogie de Hitler.
Fort bien. Mais me direz-vous, qu’est-ce que ça donne dans la version doublée, tout ça ?
Héhé, nous y voilà : dans la version doublée, Hynkel n’est pas doublé, en fait. Écoutez, réécoutez, c’est la VO qu’on vous sert, amateurs de versions doublées ! On vous ment, on vous spolie ! Sauf. Sauf. Sauf… Sauf à 1 minute 07 de l’extrait, où, après un petit décrochage sonore bien commode dû à une intervention de l’interprète, on entend distinctement la voix de Roger Carel articuler : « Herring n’a jamais pu piffer Garbitsch et Garbitsch n’a jamais pu piffer Herring. Herring et Garbitsch ». Et puis pouf, nouveau décrochage pour entendre l’interprète et retour à la VO.
Curieux, non ? Du coup, je me pose plein de questions (et je ne vais pas me gêner pour vous en faire part, vous êtes là pour ça). La séquence a-t-elle été jugée « impossible à doubler » (et tant pis pour le possible écart entre la voix de Chaplin et celle de Carel dans le reste du film) ? A-t-on essayé quand même, échoué ? Décidé d’emblée de garder le discours en version originale ? L’auteur du doublage a-t-il dû plaider sa cause, frustré de ne pas pouvoir exercer son art pour tenter de transformer les bizarres sonorités germano-anglaises en bizarres sonorités germano-françaises ? A-t-il dû insister pour glisser une petite phrase en français dans cette logorrhée indoublable au seul endroit où il était techniquement possible de le faire, en comptant sur les talents d’imitateur de Roger Carel et de magicien de l’ingénieur son pour assurer le raccord avec la voix de Chaplin ? S’est-on demandé si ladite phrase ne paraîtrait pas incongrue au milieu du reste ? Et pourquoi une phrase aussi claire et parfaitement française là où le reste ne correspond à aucune véritable langue ?
Je ne vous referai pas tout le film en questions de ce genre, mais quelques minutes plus tard, Herring bouscule involontairement Hynkel, lequel se vautre lamentablement dans l’escalier qu’il s’apprêtait à emprunter pour quitter la scène. Une altercation s’ensuit.
Et voici la VF :
Zavez vu ? Le « [banana] » de la VO se transforme en « [podbanann] en VF, la scène est (au moins en partie) doublée et ça marche. Alors on la redouble quand, la scène du discours de Hynkel, hmm ?