« C’est comme le vélo ? »
C’est ce qu’ils m’ont tous dit pendant des semaines quand je leur faisais part de mes doutes. La traduction audiovisuelle, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas, ça va revenir tout seul et tout de suite, tu vas voir.
Ça revient, indéniablement.
Mais je me sens un peu rouillée sur mon vélo audiovisuel, lecteur de 2014 de ce blog. Pas de courbatures, pas mal aux fesses, mais de la peine à retrouver certains réflexes d’antan. Un exemple ? Dans le temps, l’étape où je relisais à voix haute le deuxième jet de ma voice-over de documentaire me servait de relecture de contrôle, car 99 % des phrases étaient bien calibrées : rien n’était trop long par rapport à la version originale, tout cadrait gentiment, j’avais le compas traductionnel dans l’œil. Dans les premiers temps de ma reprise, la relecture à voix haute m’a plutôt servi de gros couteau de cuisine pour trancher tout ce gras qui débordait de la VO, qui n’avait rien à faire là et que pourtant je n’avais pas vu avant. Avant une relecture de contrôle supplémentaire, donc. Le compas traductionnel avait besoin d’un peu d’affutage. (Ça commence à aller mieux, merci.)
La rouille me pousse un peu au verbiage, par ailleurs. Ce qui est un problème un peu lié au précédent, mais pas seulement. Car ça, je sais que c’est tout de la faute de l’Organisation qui m’a fait écrire des phrases creuses et ronflantes pendant trop longtemps. Là aussi, le décrassage et le dégraissage sont en cours. Je m’applique, je me discipline, je guette les mots inutilement filandreux et je les dégomme à coups de tatane.
La rouille m’a fait perdre un peu (je dis bien un peu) l’habitude de me plonger dans un sujet très rapidement pour tenter d’en faire le tour au moins superficiellement le temps de traduire mon documentaire. Mais ça revient vite. En fait, je crois que je ne pourrais pas être traductrice spécialisée dans un seul domaine, ou même dans deux-trois. Ce qui me réveille, ce qui m’excite, ce qui me fait kiffer grave ma reum, c’est de découvrir dans mes documentaires un univers que je ne connaissais pas, une époque dont je ne savais pas grand-chose, une façon de parler inconnue, un domaine loin de mes centres d’intérêt habituels, un aspect insoupçonné de quelque chose que je croyais maîtriser à 100 %, une façon nouvelle d’aborder un sujet rebattu. De ce point de vue-là, les deux mois écoulés ont été plutôt vivifiants, tant mieux.
La rouille oxyde un bon peu aussi le jugement de la traductrice qui se remet un beau jour à pédaler. Beaucoup d’angoisse et de nuits blanches, au moment de livrer les premières traductions en décembre, parallèlement à la confection des cartons et aux derniers jours de boulot à l’Organisation (OK, l’angoisse et les nuits blanches avaient sans doute de multiples raisons, mais tout de même). Impossible de porter un regard objectif sur ces mots écrits, réécrits, reformulés dix fois, relus, encore réécrits puis encore relus. Est-ce que j’adapte trop ? Pas assez ? Est-ce que ça tient la route ? Est-ce que je suis devenue complètement nulle dans ce que j’aimais tant faire avant ? Est-ce qu’il faut envisager une réorientation professionnelle complète ? Est-ce qu’il est possible de se noyer dans la Pétrusse en sautant du pont Adolphe, ce qui m’éviterait de me déplacer trop loin pour me suicider ?
(La réponse est non. Cela dit, on doit se faire un peu mal quand même.)
Bref. Il est bon de douter, me diras-tu, lecteur qui ne manques pas d’à-propos de ce blog, mais parfois on aimerait douter un peu moins.
J’avais parlé il y a quelque temps des « on » et des « ça » que je me réjouissais de retrouver. Eux sont revenus assez naturellement, sans se faire prier. Revenu aussi le point d’exclamation. Je n’y avais pas spécialement prêté attention, mais je crois que j’ai tapé UN point d’exclamation en tout et pour tout en 21 mois de traduction pour l’Organisation (dans un argumentaire juridique où le rédacteur s’énervait un peu). J’essaie de ne pas surcompenser ce sevrage typographique en abusant des !!!!!!!, mais je suis contente de mettre un peu de vie dans mes fins de phrases.
Le dérouillage linguistique, à savoir l’utilisation d’un vocabulaire un tant soit peu peu varié, est moins douloureux aussi et me fait très plaisir. Car c’est aussi une forme de rouille, cette réduction du lexique à quelques centaines (?) de termes pas bien imaginatifs ou pleins d’eurospeak et centrés sur un petit nombre de domaines, il faut quand même le dire. Un jour à l’Organisation, j’avais casé subrepticement le mot « missive » dans un communiqué de presse pour éviter une énième répétition de « lettre » ou de « message », je ne sais plus. Mon réviseur était venu me dire qu’il avait énormément hésité et avait demandé l’avis d’un collègue avant de finalement laisser le mot (à mon tour d’être interloquée, pour le coup). Donc désormais, j’écris « missive » si je veux. Na d’abord. C’est très joli, « missive ». En fait de dérouillage, il s’agit presque plus d’un engourdissement général dont j’ai l’impression de m’éveiller lentement pareille à un délicat papillon prêt à quitter sa chrysalide. Et cet éveil pâteux me fait tweeter béatement des trucs comme ça :
Alors attention, la sortie de l’engourdissement et le grattage de la rouille provoquent aussi l’amnésie. Ainsi, quand une ancienne temporaire de l’Organisation (partie un peu avant moi) m’a écrit début janvier pour me demander une précision technique sur Trados/Studio qu’elle venait d’installer, je me suis dit in petto le plus sincèrement du monde : « Mais pourquoi elle me demande ça ? Elle sait bien que je n’ai jamais utilisé Trados, moi ! » Voilà. Un an et neuf mois d’utilisation à contrecœur d’un logiciel pas sympa qui s’effacent en quelques jours. Je ne sais pas s’il faut parler d’Alzheimer précoce ou d’autolavage de cerveau salutaire, mais c’est d’une efficacité impressionnante.
En revanche, la rouille a complètement épargné les raccourcis clavier du logiciel de sous-titrage (que j’ai utilisé il est vrai plus longtemps que Trados, entre 2004 et début 2012). F4 pour le plein écran, F5 pour le timecode d’apparition, F6 pour le timecode de disparition, F7 pour créer un nouveau sous-titre et le lier au précédent, Alt flèches pour avancer ou reculer image par image, je devais les faire dans mon sommeil quand je travaillais à l’Organisation, ce n’est pas possible autrement, parce que tout ça m’est revenu sans la moindre hésitation.
Enfin ce que la rouille n’a pas entamé, c’est mon enthousiasme. No, no, they can’t take that away from meeee… Je sais, lecteur goguenard de ce blog, ça fait bisounoursomièvre de dire ça, mais figure-toi que ce n’était pas complètement acquis et que je me posais beaucoup de questions quant à mes propres envies dans ce retour à « la vie d’avant ». Rouille ou pas rouille, je sais maintenant pourquoi j’avais choisi cette voie et ce mode d’exercice à l’origine et j’avance le cœur léger sur la route de la traduction indépendante, malgré les légers couinements qui accompagnent encore mes coups de pédalier. Et l’installation dans mon nouveau chez-moi qui prend beaucoup plus de temps que prévu, mais ça, c’est une autre histoire.
Surtout, ne t’inquiète pas de la surabondance de métaphores vaseuses (cyclistes et bouchères notamment) dans ce billet, lecteur inquiet de ce blog. Elles finiront par disparaître quand j’aurai repris mon rythme de croisière et que je me serai pleinement réapproprié mes missives, mes ça, mes on et mes !
PS : Eh ! Bonne année, au fait, hein !