Mes on et mes ça
Avant toute chose, lecteur compréhensif de ce blog, je te prie d’excuser ta blogueuse dévouée pour les billets du moment et ceux des semaines à venir qui risquent pour beaucoup d’être dans la veine : « Je m’en vais (de Luxembourg et de l’Organisation), tralalalalèreuh, je flippe (à l’idée de devoir retrouver un appartement et une clientèle), aïe-aïe-aïe, je fais des bilans (pour me rassurer), ouf je me calme. » Dis-toi (comme moi) que ce sera bientôt fini, hihi.
J’ai fait pour la première fois la semaine dernière la révision d’un texte un peu long (dans les 10 000 mots, soit une quarantaine de feuillets) sous-traité par mon service à un traducteur indépendant. La traduction était bonne et soignée, ce qui m’a fait plaisir car on « note » les traducteurs freelance après révision pour qu’ils montent ou descendent dans le classement des prestataires extérieurs : ça m’aurait fait mal au cœur de mettre une mauvaise appréciation à cette consœur ou à ce confrère anonyme dont je ne saurai jamais rien et avec qui je ne pourrai jamais discuter de vive voix des corrections que j’ai apportées à cette traduction.
Mais cette révision m’a aussi permis de prendre la mesure du formatage linguistique que j’avais subi en 18 mois passés à l’Organisation. Je me suis presque surprise à tiquer en croisant des formulations aussi courantes que « on peut supposer que » ou « on estime que ». Car je n’utilise presque plus « on », depuis 18 mois. Dès que je me retrouve face à un texte législatif ou juridique, j’écris, dans ce style primesautier que le monde m’envie, « il est permis de supposer que » et « il est estimé que » (oui-oui, « il est estimé que »).
« Ça » a lui aussi pratiquement disparu des combinaisons envisageables sur mon clavier. « Cela » n’est concevable que si je n’ai vraiment pas le choix, mais on me le corrige il m’est corrigé, deux fois sur trois, à la révision (mes collègues chevronnés sont fortiches pour contourner « cela »).
Et tous ces « should » qui émaillent les textes législatifs en anglais ? Comme on ne veut pas il s’agit de ne pas paraître trop directif, on ne peut pas il n’est pas recommandé de les traduire par le verbe « devoir » à l’indicatif. Et comme ça ferait un peu bizarre puisqu’il paraîtrait quelque peu incongru d’écrire systématiquement « devrait », on aime bien les formules impersonnelles sont privilégiées. Genre :
« Il convient de » et « il y a lieu de » sont donc devenus mes grands amis, je les emploie à tour de bras sans même y penser (on m’a il m’a été récemment suggéré d’employer « il sied de« , mais je trouve qu’il ne faut convient de ne pas exagérer, nanmais, même si d’aucuns ne s’en privent pas).
Sans surprise, on ne « fait » jamais rien non plus : on « effectue », éventuellement, ou – mieux – on « procède à ». Quand on veut dire qu' »on a fait » telle ou telle chose, eh bien, « il a été procédé à » fait parfaitement l’affaire (c’est tellement plus léger, hein ?). On « fait valoir », « avance », « soutient », « affirme », « fait observer », « souligne » sans jamais « dire » quoi que ce soit. Quand j’ai le choix entre « vu que »/ »comme »/ »donc » et « étant donné que »/ »dans la mesure où »/ »en conséquence », j’opte pour la seconde série de locutions, plus lourdes, plus Organisation. Et si « de toute façon » me vient spontanément à l’esprit ? Tss-tss-tss, mes doigts tapent « en tout état de cause ».
Je voulais aussi (mais je n’ai pas eu le temps) vous raconter mon mois de septembre, ces quelques semaines pendant lesquelles j’ai traduit exclusivement des textes juridiques. J’aime bien la langue juridique, elle ressemble à un jeu linguistique à contraintes où l’on doit construire des phrases autour d’expressions et de formules aussi incontournables que figées. Mais surtout, j’ai appris en septembre à diversifier mes façons de dire poliment que quelqu’un se plante grave : « la requérante se fourvoie », « la requérante fait valoir à tort que », « untel conteste le bien-fondé des arguments de la requérante », « c’est en vain que la requérante invoque », « la requérante se prévaut en vain », « la requérante se contredit » (hihi), « le raisonnement de la requérante se fonde sur une erreur », « l’allégation de la requérante est viciée », « la requérante verse dans l’erreur » voire « la requérante est dans l’erreur », « la requérante soutient à tort », « la requérante se méprend », « la requérante fait fausse route », etc. (Je brûlais un peu d’envie d’écrire une bonne fois pour toutes que la requérante se fourrait le doigt dans l’œil, mais j’ai tenu bon.)
Entendons-nous bien : rien ni personne ne m’oblige à écrire comme ça. Cette chose-là s’installe par imprégnation et l’autocensure fonctionne à plein, car je sais que le réviseur qui passera après moi aura globalement tendance à tirer mon texte (législatif ou juridique – c’est moins vrai pour les autres types de documents, il faut être honnête) vers ce non-style impersonnel, pas complètement dénué d’élégance par endroits, mais pas franchement naturel et souvent un peu lourdingue.
Une traduction que j’ai faite effectuée récemment dans un cadre qui n’a rien à voir avec l’Organisation m’a permis de constater que je savais encore taper le mot « on » et que non, je n’essayais pas à tout prix d’éviter « cela ».
C’est rassurant, d’une certaine façon, et je sens bien que je serai contente de retrouver mes « on » et mes « ça » en janvier.
Mais entre les circonvolutions artificielles de cette eurolangue froide et les « restés » que l’on croise dans certaines chaînes que nous éviterons pudiquement de nommer ici, il serait peut-être bon de trouver un juste milieu simple et funky compréhensible, élégant et naturel, riche sans être pédant. Un juste milieu qui ne donnerait pas à la traductrice l’impression d’être revenue en 6e, année pendant laquelle elle se souvient avoir fait d’innombrables exercices de style qui consistaient à faire passer un texte d’un registre à un autre.
Vaste programme.