J’ai mal à mon anglais
Il fut un temps où l’anglais était mon horizon, ma passion, mon Noël, mon Amérique à moi. Où je me délectais d’analyser et décortiquer la langue, de découvrir de nouveaux mots, d’enrichir mes connaissances. Où traduire de l’anglais me paraissait une tâche infiniment difficile, contre toute attente, parce que ce que je lisais me paraissait rond, parfait, absolument irréprochable, tellement idiomatique qu’il me semblait qu’en traduisant cette merveille de mécanique linguistique je risquais de lui faire perdre sa perfection, de l’abîmer. Et puis la crainte devenait défi et je me lançais. Ça marchait plus ou moins bien, mais c’était normal, je faisais mon métier.
Depuis quelque temps, j’ai mal à mon anglais. Parce que 99 % des fichiers que je traduis portent la mention « EN » dans leur intitulé mais n’ont d’anglais que le nom. L’eurospeak est passé par là, aspirant l’âme des mots, desséchant le style, appauvrissant le vocabulaire, tordant le sens des expressions jusqu’à les rendre méconnaissables.
Deux documents ont beaucoup circulé sur la question ces derniers mois. D’abord, la liste des « misused English terms in EU publications » compilés par un traducteur de la Cour des comptes (le fichier faisant près de 60 pages, vous pouvez aller en lire un fidèle condensé chez Jean Quatremer, mais franchement, la liste complète vaut son pesant de cacahuètes). Malheureusement, le constat est tout à fait fidèle à la réalité. L’anglais traduit dans les institutions ne ressemble pas à grand-chose, et pas beaucoup à la langue dite de Shakespeare.
L’un des exemples cités dans cette liste m’a vraiment frappée à mon arrivée dans ce grand bain d’eurospeak : l’emploi du verbe « to foresee » à tour de bras. Par contamination du français (oui, ça arrive aussi dans ce sens-là, mind you), quantité de rédacteurs l’emploient pour dire « prévoir » dans les formules du type : « l’article 3 prévoit le recours à un expert lorsque ceci ou cela », alors que son sens s’apparente davantage à celui d’ « anticiper » ou de « prédire ». Quand je dis « quantité », je n’exagère pas. Cherchez par exemple l’expression « the regulation foresees » sur europa.eu, vous obtiendrez (aujourd’hui 29 août) plus de 96 000 résultats (allez, je vous la fais, la recherche). Dans la très grande majorité des cas (ne soyons pas trop catégoriques), l’emploi est fautif, un règlement ne prédisant généralement pas grand-chose. D’ailleurs, faites la même recherche sur le domaine .co.uk (web britannique, donc), vous obtiendrez moins de 30 résultats (et paf), dont pas mal citent des textes européens. Je me méfie comme de la peste de l’argument statistique dans les recherches sur Gougueule, mais de 96 000 à 30, il y a quand même un genre d’abîme.
Le règlement (CE) n° 396/2005 en pleine prédiction.
Et puis à peu près à la même époque, les rézossocio ont attiré mon attention sur cet article du Guardian relayant un discours du président allemand Joachim Gauck et appelant à adopter l’anglais comme unique langue officielle de l’Union européenne. L’article a été repris un peu partout, même traduit dans diverses langues, it woz zeu tôk ov zeu taounn.
Là, je me suis marrée. C’était un rire jaune, mais quand même.
Ce que ne précise pas très clairement l’article, c’est que Joachim Gauck ne suggère pas réellement que l’anglais devienne la langue officielle de l’Union européenne. Ça, c’est la proposition du journaliste, mise en exergue dans le titre de l’article, mais cherchez ce point dans le discours original, vous constaterez qu’il n’y figure pas (et ce serait du reste fort peu politiquement correct, venant d’un président). Joachim Gauck suggère que l’anglais devienne une « gemeinsame Verkehrssprache » en Europe, c’est à dire une langue véhiculaire commune, une lingua franca. Vu de très loin quand on n’y connaît rien, je veux bien que la confusion soit possible, mais vu de près, je vous assure que la différence est de taille.
Scoop (ou pas), l’anglais est déjà une gemeinsame Verkehrsprache pour l’Union européenne. À mon arrivée dans l’Organisation, par exemple, j’ai subi suivi trois journées de formation de bienvenue, puis une série de formations aux outils informatiques maison. Dans plus de la moitié des cas, les formateurs étaient belges francophones ou français, mais les formations avaient lieu en anglais, c’est comme ça. Parce que le français fait de la résistance (et aussi parce que les institutions sont situées pour partie dans des pays francophones, ce qui teinte forcément les échanges que l’on peut avoir), certains services internes sont encore majoritairement, historiquement francophones, c’est vrai, et j’ai ainsi l’immense privilège de pouvoir demander dans ma langue maternelle le remboursement de ma consultation annuelle de dentiste auprès du service chargé de la couverture maladie du personnel. Cela dit, il y a aussi des services internes qui sont majoritairement, historiquement, italophones, par exemple, c’est comme ça. Mais dans tous les cas, personne ne refusera jamais de répondre à un mail ou à un coup de téléphone en anglais, parce que concrètement, c’est la langue que l’on utilise par défaut quand on ne sait pas à qui on s’adresse. C’est comme ça.
Voilà pour la langue véhiculaire. Disons donc gentiment que Joachim Gauck enfonce un peu une porte ouverte. Ou qu’il constate et entérine une évidence, ce qui revient à peu près au même.
Débarrassons-nous maintenant de la question de la langue officielle. Qu’est-ce qu’une langue officielle dans l’Union européenne ? C’est pas compliqué :
Le statut de langue officielle et de travail entraîne deux droits majeurs:
– des documents rédigés dans une de ces langues peuvent être envoyés aux institutions européennes et recevoir une réponse dans cette langue;
– les règlements de l’UE, d’autres textes juridiques et le Journal officiel de l’Union européenne sont publiés dans les langues officielles et de travail.
Pour des raisons de temps et de budget, relativement peu de documents de travail sont traduits dans toutes les langues. La Commission européenne utilise généralement l’anglais, le français et l’allemand comme langues procédurales, tandis que le Parlement européen fournit des traductions dans différentes langues selon les besoins de ses membres.
Ces langues officielles sont au nombre de 24 (le croate ayant rejoint tout récemment cette joyeuse cohorte).
Pourquoi l’hilarité susmentionnée, me direz-vous ? Parce que la quasi-totalité des textes officiels de l’Organisation, et donc des textes que je traduis, sont rédigés en anglais par des gens qui ont certainement toute la bonne volonté du monde, qui sont sans aucun doute calés dans leur domaine technique et qui se débrouillent peut-être aussi bien voire mieux que moi en anglais, mais dont l’anglais n’est pas, et de loin, la langue maternelle. Et scoop n° 2 : en fait, ça se voit. C’est même une source de problèmes de compréhension parfois très embêtants, pour dire les choses comme elles sont. Mais c’est comme ça : en tant que gemeinsame Verkehrssprache utilisée au quotidien dans les bureaux, l’anglais sert aussi de plus petit dénominateur commun lors de la rédaction des textes, pour le meilleur et pour le pire.
Je ne trahis pas un secret en disant cela : la Commission européenne, par exemple, communique régulièrement sur la « Clear Writing Campaign » qu’elle mène en interne (et qui prend, en français, la forme d’un petit fascicule intitulé « Rédiger clairement »). Dans son numéro de septembre 2010 consacré précisément à cette campagne, le magazine de la Direction générale de la traduction racontait :
(À ce sujet, lire aussi ce billet chez Pierre-de-La-Poutre-dans-l’œil.)
« Bad English », les mots sont écrits noir sur blanc (enfin blanc sur rouge). Alors l’anglais comme langue officielle unique, si vous voulez. Mais il faudrait l’apprendre, d’abord. L’apprendre sérieusement, je veux dire. Le concept de lingua franca fonctionne très bien pour tenir des réunions et échanger des mails informatifs, c’est indéniable. Mais pour écrire des textes précis, rigoureux, nuancés et valables juridiquement, c’est autre chose, il faut une langue maternelle. Ou il faut des traductions maison de qualité pour rattraper la sauce, car rappelons que ces textes législatifs sont censés, une fois adoptés et publiés au Journal officiel, être transposés dans le droit des différents États membres. Mais on a parfois du mal à la rattraper, la sauce.
On en arrive à guetter la langue maternelle du rédacteur à travers son anglais : c’est ainsi qu’un texte moyennement bien écrit par un rédacteur français, espagnol, italien ou allemand ne me posera pas trop de problèmes, parce que j’y retrouverai des expressions idiomatiques ou des tournures de phrases relativement transparentes. Par contre, je morfle avec les textes rédigés en anglais par des locuteurs de langues à mes oreilles plus exotiques, parce que la syntaxe du slovaque ou du finnois ne m’est pas si familière que ça (eh non).
Ce que l’anglais se laisse infliger dans l’histoire me paraît ahurissant. Certes, ce prix élevé lui a permis, pour dire les choses très schématiquement, d’acquérir une mainmise spectaculaire sur les échanges quotidiens un peu partout dans le monde et plus particulièrement dans l’Organisation. Mais même du point de vue, extérieur, de la francophone que je suis, c’est douloureux. L’excellent Wendell Ricketts, traducteur de l’italien vers l’anglais, l’exprime ainsi dans un article très bien fichu sur un sujet voisin : « I’m convinced that translators in no other language would tolerate what passive translators are doing to English ». Pierre-de-La-Poutre-dans-l’œil, toujours lui, ne dit pas autre chose non plus dans son billet intitulé « Pour la défense de l’anglais ».
Tout ça pour dire que j’ai mal à mon anglais. Si j’ai beaucoup parlé, ces derniers mois, des calques et des pièges du même genre, c’est sans doute parce que jamais je n’avais à ce point été confrontée à des textes face auxquels j’avais envie de baisser les bras et de céder à la facilité en calquant, calquant, calquant, sans trop me préoccuper du sens de ce que je traduisais (et aussi, dois-je ajouter, parce qu’il y a parmi mes collègues de vrais professionnels qui veillent au grain, fort heureusement). En septembre, je vais traduire davantage d’allemand et pour ne rien vous cacher, non seulement cela me réjouit mais c’est presque un soulagement. Parce que personne n’est assez fou, à l’Organisation, pour rédiger des textes juridiques en allemand sans être un locuteur natif de cette langue. Ouf.