Doutes
Ça n’aurait dû être qu’un non-événement, en réalité. Pas de quoi fouetter un chat (meuhnon, pauvre bête). Un épisode de plus dans la longue série d’entretiens que passe The Man depuis des mois pour retrouver un boulot, à Paris, en Lorraine, au Luxembourg ou ailleurs.
Sauf que.
Cette fois, l’entretien se passait à Toulouse. TOULOUSE, quoi. La ville qu’on aime beaucoup-beaucoup, la ville à moins de 300 km d’une des sœurs de The Man, la ville où vit tout un pan de ma famille, la ville pas trop petite pas trop grande, la ville où il fait beau un peu plus souvent que sous nos latitudes respectives actuelles (oui, je sais, cette année, le temps est pourri partout), la ville pas trop loin de l’Espagne, en un mot : l’une des villes où on pourrait être susceptibles d’aller s’installer ensemble d’assez bon cœur si l’occasion se présentait (Bordeaux et Barcelone figurent assez haut sur cette liste-là, aussi).
Du coup, pendant deux semaines, j’ai remixé toute ma vie dans ma tête. C’était plus fort que moi, une tempête permanente dans laquelle j’essayais vainement de penser à tout, du plus futile au plus idiot : quel délai de préavis pour mon boulot et mon appart ? Que dit le statut des salariés de l’Organisation sur la démission ? Où ai-je vu récemment une promo sur le champagne, pour le pot d’adieu au bureau ? Si tout se goupille bien, mon départ permettra-t-il la prolongation du contrat d’un des temporaires sympas qui vont bientôt s’en aller ? Où est le formulaire pour signaler qu’on se barre du Luxembourg sur le site de l’administration locale ? Combien de temps durera la période d’essai de The Man ? Puis-je envisager de déménager en décembre 2013 ou en janvier 2014 histoire d’éviter un nouvel exercice fiscal à cheval sur la France et le Luxembourg qui complique un peu les choses ? Au fait, survit-on à un troisième déménagement en moins de trois ans ? N’ai-je pas bien fait d’avoir la flemme de faire venir les encombrants pour débarrasser ma cave des cartons du déménagement de 2012 ? Ai-je suffisamment de chaussures à bout ouvert pour aller vivre en Haute-Garonne ? Qui recontacter en premier parmi mes anciens clients ? Plutôt auto-entrepreneur, plutôt micro-BNC ou plutôt portage salarial si je veux reproposer de la traduction technique ? Où est passé le fichier de mes tarifs avant arrêt de la traduction freelance ? Combien coûte l’intégrale Claude Nougaro ? Est-ce bien le moment de râler contre l’Agessa qui veut me garder dans ses rêts alors que je ne touche plus de revenus d’auteur imposables en France ? Y a-t-il des abonnements intéressants si on fait souvent Toulouse-Paris en avion ? Faut-il chercher un trois ou un quatre pièces ? Où sont les cinémas et la cinémathèque, exactement ? Après Luxembourg et Paris, pourquoi les loyers toulousains me paraissent-ils tout bizarres ? Trouverons-nous un appart bien situé et abordable avec un grand balcon ET une baignoire ? À quel moment contacter cousin R., cousine S., cousin O., tonton M., marraine M. et tonton X. ou encore cousin-pas-tout-à-fait-de-ma-famille-mais-vachement-sympa F. pour leur demander des tuyaux immobiliers locaux ? Va-t-il vraiment falloir dire « chocolatine » à la boulangerie pour se faire comprendre (j’ai déjà un mal fou à me rappeller où il faut dire « schneck » « escargot » et où il faut dire « pain aux raisins », hein) ? Môman, puis-je récupérer mon modeste mobilier de balcon actuellement en pension dans la maison familiale des Vosges ? Toulouse-Strasbourg, n’est-ce pas un peu fatigant à faire juste pour un week-end ? Patrick Charbonneau, ce héros au regard si doux traducteur de Sebald, enseigne-t-il toujours à l’université du Mirail ? Combien de temps vais-je appuyer machinalement sur le raccourci clavier idoine pour ouvrir des segments qui n’existent pas une fois que j’aurai abandonné une bonne fois pour toute ce *$~*!? de logiciel de TAO ? Vaut-il mieux que je récupère diplomatiquement mon vieux dongle Ayadaube auprès du confrère à qui je l’ai donné ou que je me rééquipe avec un autre logiciel ? Combien de temps chercherai-je mentalement mes trois mots de passe différents pour me connecter à Windows, à Internet et aux applications maison ? Dammit, pourquoi ai-je définitivement résilié l’hébergement de mon ancien site pro il y a deux semaines ?
Je ne vous cache pas que c’était un peu fatigant (oui, pour moi aussi).
Je n’en sais pas plus pour l’instant, ça ne débouchera peut-être sur rien et peu importe, à vrai dire, pour la suite de ce billet : ce qui m’a beaucoup perturbée, c’est que je ne m’attendais pas à cette excitation irrépressible qui m’a fait me ronger les ongles pendant d’interminables nuits d’insomnie. Je ne m’attendais pas à me faire un film aussi complet et précis pour une toute petite annonce de boulot, même intéressante, même dans une ville chouette. Et je ne m’attendais pas à ressentir un enthousiasme aussi ravageur, moi qui suis plutôt du genre placide voire neurasthénique.
Surtout, je ne m’attendais pas à être aussi promptement prête à faire une croix sur ma « nouvelle vie » d’il y a à peine plus d’un an (dont je cerne à peu près les avantages et les inconvénients, lesquels ne sont, objectivement, ni pires ni moins pires que ceux de la vie d’avant, simplement différents). Je n’idéalise nullement ce que j’ai quitté et je ne crache pas non plus dans la soupe eurocrate. Avoir des week-ends et des congés payés, toucher un salaire identique à date fixe tous les mois et ne plus jamais avoir à se préoccuper de chercher du boulot, c’est infiniment appréciable. En prime, je travaille avec des gens sympas dans une ambiance plutôt bonne. Et en même temps, il y a tout le reste : revenir à ce que j’appelle depuis un an « ma spécialisation de cœur » (votre blogueuse dévouée est aussi une midinette quand elle parle de traduction audiovisuelle), traduire plus d’allemand (je crains de perdre la main à force de me contenter de quelques pages d’allemand administratif autrichien de temps en temps), ne plus me servir d’une TAO qui décidément me déplaît beaucoup (la segmentation, c’est le mal), retrouver le luxe de pouvoir dire non, m’extraire de la grosse machine qu’est l’Organisation (je ne suis pas sûre d’être faite pour une grosse machine comme ça), quitter Luxembourg (je ne m’y ferai jamais, à Luxembourg) pour une ville choisie avec The Man et m’éloigner peut-être de ces latitudes où je vis depuis 32 ans sous la pluie et le ciel gris (je dis « peut-être », car après tout, on se retrouvera peut-être à Lille ou à Reims, hein). En somme, je me rends compte que rien (ou si peu) ne me retient là où je suis actuellement.
Autant dire qu’il y a de quoi réfléchir et se poser quelques questions. Non ?
Cela dit, vous étiez prévenus. Et en attendant, je rentre d’un week-end à Lyon. Lyon, c’est bien, aussi, en fait.

Tiens, c’est vrai, ça : si on achetait un zoo ?