Bizarrerie germanique express
Tous les matins, mon bus passe devant la vitrine d’une agence de voyage au centre de Luxembourg. Comme c’est à la hauteur d’un feu rouge, mon regard vague et endormi s’attarde sur les séjours touristiques proposés, destinés à faire baver l’autochtone ou l’immigré local (ce qui est franchement plutôt facile, vu que ledit autochtone ou immigré local voit le soleil trois jours par an). Et une affiche en allemand pour un voyage en Corse et en Sardaigne a justement attiré mon attention il y a quelques jours. Évidemment, le temps que je me décide à repasser par là à pied pour prendre une photo, l’affiche en question avait disparu, mais rien que pour toi, lecteur qui as envie de prendre des vacances de ce blog, j’ai du coup chopé un catalogue portant la même accroche :

« Savoir vivre », wirklich ? A priori, on aurait plutôt pensé à « art de vivre », pour vanter les mérites du volet corse du séjour, non ? « Art de vivre », voilà une expression qui fleure bon le terroir et l’authenticité, les fromages artisanaux savamment disposés sur une nappe bistre moelleuse, la vaisselle de bon goût et le pain à la croûte parfaitement dorée, les dîners en terrasse où l’on déguste un p’tit vin du coin vraiment pas mal du tout, une hospitalité et une convivialité de bon aloi, en somme (so typisch französisch!). Alors que goûter au « savoir-vivre » corse, qu’est-ce que ça pourrait être ? Ne pas mettre les coudes sur la table en pin corse, tenir la porte au monsieur qui sort de la boulangerie du cours Lucien Bonaparte, ne pas parler la bouche pleine de pecurinu et céder sa place à une femme enceinte dans le bus 23 qui va à Valle-di-Mezzana, peut-être ?
Mais après avoir rigolé un coup, j’ai fait une petite recherche sur les mots « savoir vivre » entre guillemets sur le web allemand, histoire de voir. 58 000 résultats sur Gougueule. Ah bon. Gloups, alors. « Savoir-vivre » est par exemple le titre d’un magazine de voyage et de gastronomie à la couverture des plus alléchantes:

Et on ne compte plus, manifestement, les restos, boutiques et lieux de villégiature allemands qui portent ce nom ou se prévalent de cette notion de « savoir-vivre » sur leur site.
Voilà, j’ai donc appris quelque chose : en allemand, « das Savoir-vivre », c’est non seulement le savoir-vivre (mais visiblement, le terme n’est guère employé dans cette acception-là), mais aussi l’art de vivre, ou en tout cas quelque chose qui s’y apparente avec peut-être une pointe d’hédonisme supplémentaire, si l’on en croit la définition du Duden.
Il faut donc s’y faire. De même que le « faux pas » et l' »après-ski » des Anglais ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux des Français, de même que « déjà vu » laisse perplexe la première fois qu’on l’entend dans une série américaine et de même que nos « sets » de table et nos « sweats » doivent bien faire rigoler quelques locuteurs natifs de l’anglais, eh bien c’est officiel, on peut désormais ajouter le « Savoir-vivre » d’outre-Rhin à la liste. Bien que transplanté tel quel en allemand et utilisé, semble-t-il, pour ce qu’il connote de « typiquement français » (l’hédonisme chic, la gastronomie, la « Esskultur pur », « leben wie Gott in Frankreich » !), il est bel et bien employé à côté de la plaque. Étrange, non ? « Art de vivre » n’aurait pas été plus long à prononcer ni plus compliqué, pourtant… Amis germanistes, vous en voyez d’autres du même genre ?