L’anachronisme qui n’en était pas un
Le langage de la mode pourrait à lui tout seul alimenter un blog tout entier (et on sait combien je l’affectionne). Un récent article chez Tongue-in-Check…

… m’a soudain rappelé que, coincé entre un projet de billet sur la traduction de Nietzsche démarré il y a très exactement deux ans que je ne finirai sans doute jamais et un autre sur Jean-Claude Trichet que j’ai bien failli terminer trois ou quatre fois depuis septembre 2011, j’avais aussi un brouillon de billet en route depuis l’automne dernier au sujet du destin linguistique pas complètement inintéressant du legging.
Plaît-il, Tatie Les piles ? Le legging ?
Comptes-tu vraiment nous parler de ces caleçons moulants infâmes que si tu ne fais pas du 34 fillette c’est même pas la peine d’essayer d’en mettre un sous peine d’avoir l’air d’une merguez boudinée et personnellement je n’ai jamais pu me résoudre à en porter un sauf à la grande rigueur comme pyjama de dépannage au fin fond des Vosges (sans témoins) quand j’avais 12 ans ?
Mais oui, lecteur inquiet de ce blog, ceux-là mêmes.
Conseil fashion : pour atténuer l’effet merguez,
choisissez un legging vert pomme à pois blancs
et portez-le toujours la tête en bas.
Un moyen simple et efficace d’oublier votre cellulite
(ne me remerciez pas).
Alors non, je n’ai pas fait l’acquisition d’un stock de leggings, mais vous allez voir pourquoi il me fallait faire cette intéressante précision terminologico-vestimentaire en début de billet. En réalité, j’ai acheté l’été dernier dans une brocante strasbourgeoise un vieux petit bouquin rigolo intitulé Histoire de trois enfants russes et publié par la Bonne Presse (l’ancêtre fort bien-pensante de Bayard Presse) sans doute quelque part entre 1927 et 1931, si j’en crois ce que je trouve comme infos en ligne.
Vous expliquer le pourquoi de cet achat coup de cœur (car c’est comme ça qu’on dit dans les catalogues qui vendent des leggings : il y a des articles « coup de cœur » et ce petit livre en est indéniablement un) m’entraînerait dans des explications sans fin sur mon amour pour la Russie, mon attachement à Bayard Presse dont les publications ont bercé mon enfance, mon attrait pour les vieilleries de ce genre d’une manière générale, l’esthétique des illustrations qui me rappellent celles d’un livre de contes russes que j’aime bien, et l’appellation croquignolette donnée à cette collection de livres : « romans cinématiques » (parce qu’ils sont richement illustrés), tout un programme. Ajoutez à cela un prix modique de 5 euros et zou, le roman cinématique est dans le sac.
Mais alors, me direz-vous, que vient faire le legging là-dedans ?
Eh bien c’est exactement la question que je me suis posée quand je l’ai croisé dans le chapitre 32 du même petit livre (chapitre intitulé « La fin d’un brave homme », voyez-vous ça).
« Diantre », ai-je pensé dans un style très Bonne Presse, « ces ‘leggins’ sont bien incongrus et ont même un petit air anachronique dans ce contexte. » Sur l’illustration qui accompagne ce paragraphe, on le voit, l’oncle Edmond, avec ses fameux « leggins » :
On est quand même assez loin de l’empaquetage de merguez à pois blancs susmentionné.
Bon, mais alors, ces « leggins », d’où sortent-il ?
Gallica (mon amour) m’a permis de retrouver un ouvrage sur les anglicismes datant de 1920 où apparaît le terme.
Malheureusement, il ne figure que dans une liste de mots empruntés à l’anglais, sans plus de précisions.
En revanche, le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Pierre Larousse), édition 1873, le définit précisément :
Quelques décennies plus tard, l’édition 1922 du Larousse universel en 2 volumes recense toujours le mot (avec ses deux orthographes, « -in » ou « ing ») et ouvre quelque peu sa définition pour la sortir du seul vocabulaire sportif :
D’ailleurs, puisque nous sommes chez Larousse, j’empoigne l’édition 2006 qui traîne pas loin et je lis :
leggings : n.f. pl. (mot angl.); Jambières de cuir ou de forte toile.
Quant au Grand Bob, il va actuellement dans le même sens et cite Cendrars et Tournier :

Oui, mais « cuir » ou « toile », ça n’évoque pas vraiment le(s) leggin(g)(s) qu’on trouve dans la mode d’aujourd’hui (cf. photo plus haut, vous suivez ?)
Il faut aller consulter le site du Larousse (ou peut-être une édition papier plus récente que la mienne) pour trouver réunies les deux acceptions sous deux formes différentes, une au pluriel et une au singulier :


De même, le Petit Robert 2010 propose (mais toujours au pluriel) :
LEGGINS ou LEGGINGS (…) 1. Jambières de cuir ou de toile. 2. Collant sans pied. Porter une minijupe et des leggins.
Curieux, donc, de penser qu’on est passé, à l’origine, de ça en 1833…

(Source)
… à diverses variantes masculines, généralement sportives ou militaires, au fil du XXe siècle…

(Source)

(Source)

(Source)
… pour arriver aujourd’hui à ça (c’est-à-dire une tenue manifestement féminine par excellence ; et même dans les magasins de sport, le legging est essentiellement, voire exclusivement, un article pour femmes) :

(Source)

(Source)

(Source)
Peut-être avec un crochet par la transgression (si si), à toutes les époques ? En 1909 à Paris…

(Source)
… comme dans les années 90 au Canada.

(Source)
En résumé, ça se confirme : la mode recycle tout, à commencer par elle-même, surtout quand il y a de l’anglais en vue, et surtout sans jamais, jamais, avoir peur du ridicule. Sur cette réflexion perplexe, je vous laisse méditer sur l’éternel retour nietzschéen (et oui, je vais me repencher sur cet article à propos de la traduction de Nietzsche, je vois bien qu’il vous faudrait quelque chose de plus costaud à vous mettre sous la dent, philosophiquement parlant, qu’un billet chiffons).

And now for something completely different: pendant ce temps, dans le Dictionnaire néo-zélandais-français…
