Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Tics, manies et autres névroses (ép. 8)

Le traducteur est un petit être délicat. Confronté au monde hostile qui l’entoure, il a parfois des réactions étranges, compulsives, inquiétantes. Certains préfèrent parler de « déformations professionnelles » pour minimiser la chose, mais let’s face it : le traducteur professionnel est gravement atteint. Cette série de billets explore les tics, manies et autres névroses de la gent traductrice.

Il est des mots qu’il vaudrait mieux ne jamais prononcer devant un traducteur à moins d’être sûr, sûr, sûr qu’on les emploie à bon escient. Celui que je me propose d’étudier aujourd’hui est un peu un mot-compte-double en l’occurrence, car – parlons sans ambages – il touche le traducteur dans sa chair (ouille). Or elle est tendre et vulnérable, la chair du traducteur, qu’on se le dise, si bien qu’à force, son propriétaire est tout meurtri, ce qui n’est pas très agréable et n’encourage pas sa jovialité naturelle.

N’attendons plus, nommons ce symptôme épouvantable qui a la particularité de toucher très largement le commun des mortels, mais de ne faire souffrir que le traducteur : la bilingogalvaudamanie.

Comment ? Qu’ouïs-je ? Ce mot n’existe pas est illisible ? Décomposons-le dans un esprit pédagogique, voulez-vous, ça ira mieux : bilingo – galvauda – manie. Voilà, on y est. Cette manie infâme qu’ont la majorité des gens de galvauder le concept de bilinguisme.

Vous avez remarqué ? En France, il n’y a que sur les CV de traducteurs qu’on ne trouve pratiquement jamais le mot « bilingue » dans les compétences linguistiques. Sauf bien sûr quand ils le sont pour de vrai, bilingues, c’est-à-dire lorsqu’ils appartiennent à cette rare engeance qui a par exemple grandi dans une double culture linguistique et est réellement à même de manier deux langues (maternelles) avec exactement la même aisance, la même précision extrême, le même degré d’intuition, la même connaissance intime des registres de langue, la même maîtrise des références culturelles implicites ou explicites, la même capacité de repérer ce qui est idiomatique et ce qui ne l’est pas, j’en passe et des meilleurs. « Rare », on a dit, très, très rare. Généralement, un traducteur à langue maternelle unique sait ce que signifie vraiment le mot « bilingue » et l’évite comme la peste.

Par contre, ce que remarque le traducteur (meurtri), c’est qu’on trouve à la pelle des CV d’étudiants de Sciences-Po, d’hôtesses d’accueil, de secrétaires, de cadres supérieurs, de juristes et tout et tout qui portent la mention « bilingue » (« bilingue anglais », généralement). Et si, dans le lot, il est statistiquement certain que l’on trouve quelques vrais bilingues (fort heureusement, le bilinguisme ne prédestine pas à devenir traducteur), le traducteur ne peut s’empêcher d’avoir de sérieux doutes sur les, disons, 99 % qui restent.

Ces doutes qui le tenaillent, cet agacement qu’il ressent à chaque fois que le mot « bilingue » est employé de façon fautive, cette banalisation d’un phénomène rare, sont à l’origine d’une pathologie méconnue : l’ulcère bilingogalvaudamaniaque, qui se développe par étapes, au fil de la carrière du traducteur.

Apparition

Prenons un exemple, toujours dans un esprit pédagogique : en 2002, R. est un charmant étudiant du conservatoire qui donne des cours de clavecin à votre blogueuse dévouée (alors qu’elle effectue elle-même son DESS de traduction). Nous convenons d’échanger des services linguistiques contre des cours de musique et la révision de son CV en anglais fait partie du deal. À la rubrique « langues », il a écrit « English: bilingual ». Manifestement, malgré ce « bilinguisme », ça ne le choque pas d’être obligé de faire réviser son CV en anglais par une personne qui n’est même pas de langue maternelle anglaise (hmm, OK, ça n’a pas l’air non plus de choquer votre blogueuse dévouée de réviser un CV en anglais, vous me direz, mais elle a averti l’intéressé des limites de l’exercice). R. a beau être vraiment, vraiment charmant, l’apprentie-traductrice se sent quand même obligée de lui en faire la remarque. En réponse, il prend un air embêté totalement craquant avant de répondre adorablement que tous ses camarades de promo inscrivent « bilingue » sur leur CV et qu’il craint donc d’être pénalisé dans ses candidatures pour intégrer une école de musique à l’étranger. Que répondre à cela ?

Rien. La traductrice en formation esquisse un sourire niais (non, vraiment, R. était choupi) et c’est ainsi, sournoisement, qu’apparaît son ulcère bilingogalvaudamaniaque, avant même qu’elle n’ait commencé à exercer professionnellement.

Entérinement institutionnel

Ça ne s’arrête pas là. Elle se rend vite compte que tout le monde s’y met et que le complot touche le plus haut sommet de l’État, à tel point que quelques années plus tard, elle est à peine surprise quand elle découvre la déclaration suivante du ministre de l’Éducation nationale de l’époque :

« Xavier, we have a problem. »

Entendre quelqu’un dire « je veux des écoliers bilingues », du point de vue de la pauvre traductrice patraque qui sent son ulcère se développer, lentement mais sûrement, c’est à peu près aussi crédible que « je veux des écoliers ambidextres », en gros : c’est ridicule. Et impossible (mais bon, chez les politiques, hein, on n’est plus à une énormité près). Bref, la traductrice se tord un peu plus de douleur en froissant rageusement le Figaro (geste très sain, au demeurant, qu’elle pratique aussi en d’autres occasions moins tragiques).

La bilingogalvaudamanie au quotidien

Et puis, s’il lui fallait encore une preuve de la propagation active de la bilingogalvaudamanie, la traductrice est confrontée plus directement encore à ses symptômes lorsqu’elle est invitée à se présenter et à parler de son travail. Généralement, l’interlocuteur lambda mettra en moyenne 2,8 secondes à lui poser LA question redoutée (moyenne établie sur la base d’une étude rigoureuse menée comme d’habitude par moi-même sur moi-même) : « T’es traductrice ? Mais c’est génial, alors, t’es bilingue ! Nan, attends, trilingue !!! »


Évidemment, votre blogueuse dévouée pourrait voir le bon côté des choses, trouver cette remarque flatteuse, y voir un signe d’admiration de la part de la personne qui se trouve en face d’elle. Si si, l’illusion pourrait tenir quelques secondes, avant que ladite personne enchaîne sur quelque chose du style : « Moi aussi chuis bilingue depuis que j’ai passé un mois en Allemagne il y a neuf ans ».

Mais c’est compter sans ce fucking ulcère bilingogalvaudamaniaque qui se réveille sévèrement dans ces moments-là et lui donne simplement envie de hurler que non, elle n’est pas bilingue, encore moins trilingue, et que si son interlocuteur avait ouvert UNE fois dans sa vie le Robert à la page « bilingue », il aurait pu y lire « qui parle, possède parfaitement deux langues » et que bordel, les mots ont un sens, « parfaitement », c’est « parfaitement », scrogneugneu.

Bien sûr, tout traducteur étant un animal social, votre blogueuse dévouée évite (normalement) d’invectiver de la sorte toutes les personnes dont elle fait la connaissance et se contente habituellement de prendre un air légèrement fatigué et de répondre vaguement : « Hmm, non, pas vraiment, c’est un peu plus compliqué… » Dans la plupart des cas, cette réplique mettra fin à la conversation et c’est là que se joue le drame – oui, le drame – de la traductrice atteinte d’ulcère bilingogalvaudamaniaque, car son interlocuteur en retirera l’impression qu’elle est totalement incompétente (ou, pour céder à la facilité et à l’actualité : « T’es traductrice et t’es pas bilingue ? Nan mais allô, quoi ! »). Bien sûr, quelques êtres rares souhaiteront en savoir plus, sauront décrypter cette lassitude ulcérée qui ne demande qu’à être apaisée et auront appris quelque chose à la fin de l’échange. Mais le plus souvent, la discussion s’orientera sur autre chose. Et l’ulcère de la traductrice outragée, de la traductrice brisée, de la traductrice martyrisée, mais de la traductrice libérée continuera sa progression inexorable, à force de frustration lasse.

Alors, que faire ?

Malheureusement, pas grand-chose.

S’il est sans doute possible de sensibiliser au cas par cas Tata Suzette, Cousine Christine ou Copine Profane à cette épineuse question, il est inutile de se faire des illusions : l’étudiant de Sciences-Po, l’hôtesse d’accueil, la secrétaire, le cadre supérieur et le juriste sans oublier le charmant claveciniste continueront d’inscrire « parfaitement bilingue » sur leur CV. Tout simplement parce que s’ils ne le font pas, leur candidature passera après celle des autres.

Du côté du traducteur meurtri, un long travail d’acceptation est nécessaire (la pratique de la méditation et l’acupuncture peuvent apporter une aide non négligeable dans ce processus difficile). Car oui, le traducteur doit accepter en l’occurrence qu’il existe plusieurs acceptions de la notion de bilinguisme et qu’elles peuvent coexister dans ce bas monde s’il y met un peu du sien. Il suffit en somme de réserver l’acception stricte au monde des linguistes et d’utiliser l’autre, complètement floue et galvaudée, dans tous les autres cas. Fastoche, non ?

Fastoche, mais source potentielle de dédoublement de la personnalité, dirons-nous quand même (quel dilemme pour le traducteur qui envisage un beau jour de changer de métier, hein ?), ce qui nous fournira peut-être la matière d’un prochain billet, héhé.

NB : ce que j’écris ici reflète typiquement ma mauvaise foi un point de vue de Française : en Belgique, au Canada, en Suisse, au… oui, allez, au Luxembourg, le bilinguisme français-autre-chose est certainement une réalité complètement différente (encore qu’au Luxembourg, je me rends compte que le trilinguisme supposé des Luxembourgeois n’est pas aussi systématique que je le pensais initialement, même s’il est indéniable qu’ils passent d’une langue à une autre avec une aisance impressionnante). En France, il me semble que le bilinguisme familial, par exemple, concerne a priori surtout des langues qui sont peu valorisées dans la recherche d’emploi (pour rester dans le sujet du CV) : langues régionales, dont on fait rarement état sur un CV hors emplois locaux nécessitant effectivement la maîtrise desdites langues, et langues d’immigration qui sont rarement mises en avant (en France, l’arabe et le portugais arrivent en tête, si l’on en croit cet article), voire carrément omises (The Man a beau avoir appris parallèlement le français et le wolof dans son enfance, il ne lui viendrait pas à l’idée de faire figurer le wolof sur son CV pour trouver un emploi dans la logistique). En batifolant sur Gougueule, je suis par ailleurs retombée sur ce billet qu’avait écrit en 2009 l’auteur du très chouette blog Transtextuel et qui m’était sorti de l’esprit (malgré mon commentaire enthousiaste à l’époque). À (re)lire !

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