Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Un chef-d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre

On ne le dit pas assez : il faut ouvrir les petits livres d’allure austère. Ce principe de vie (oui, c’en est un) m’a entraînée ces dernières années vers les rivages fous d’un traité d’orthoépie, vers les mémoires débridées d’un correcteur d’édition acide et, plus récemment, vers l’extravagant La mise en ordre de la langue dans le dictionnaire (Giovanni Dotoli, 2012).

(Cela dit, chez Hermann (l’éditeur), ils ont quand même dû se dire qu’il ne fallait pas trop pousser : un titre pareil en gris foncé sur un fond brou de noix, ce n’était pas possible. L’éditeur spécialisé est droit dans ses bottes, mais pas gratuitement kamikaze, il faut le savoir. Alors ils ont opté pour une couverture d’un joli rouge, qui atténue un peu l’effet réfrigérant du titre. Bon point.)

Mais cessons de juger le book by its cover, passons outre le titre (qui contient donc les mots « ordre » et « dictionnaire », ce qui laisse augurer d’un niveau de funkitude relativement bas sur l’échelle de James Brown), prenons une profonde inspiration et ouvrons le petit livre d’allure austère.

C’est un livre en « je » – un vrai « je » d’auteur subjectif qui, certes, est un universitaire fort érudit (Giovanni Dotoli, « le plus francophile des lexicologues« ), mais n’en reste pas moins un raconteur :

« L’alphabet me fascine depuis mon enfance. Sans connaître l’histoire de l’alphabet, je faisais des jeux sur les lettres, consonnes et voyelles, en inventant une sorte de théâtre du sens, et un peu comme Gustave Flaubert, je faisais des monticules de lettres sur une table, en essayant de les déchiffrer et de les composer et recomposer, par analogies et assemblements. C’était simplement merveilleux. Et à tout moment, je croisais un sens de mystère, de nouveaux mots, des métaphores inouïes, des classements illogiques mais très poétiques. Et cela marchait. Cela avait un ordre. »

Cet émerveillement personnel (dévoilé dans les premières lignes du chapitre 4) est présent en filigrane dans tout l’ouvrage et le processus décrit dans ce court passage (déchiffrer, composer et recomposer, par analogies et assemblements) correspond bien à la démarche globale de la réflexion de l’auteur. C’est donc ça, le secret : caser « ordre » et « dictionnaire » dans le titre, mais écrire un bouquin fluide et intuitif, dans lequel on passe tout en souplesse d’une idée à l’autre en déconstruisant et en recomposant. J’aime bien, j’aime vraiment bien, même.

Giovanni Dotoli cite beaucoup, dans ce petit essai. Des gens plutôt sympathiques, comme Perec, Alain Rey ou Umberto Eco. « C’est un peu facile », me suis-je dit au départ (j’étais dans un jour sévère), mais à mesure qu’on avance dans le bouquin, on se rend compte qu’il y a une vraie jubilation de la citation chez l’auteur – jubilation communicative, il faut l’avouer, car les « morceaux choisis » par Giovanni Dotoli sont judicieusement sélectionnés. Aphorismes, développements saisissants de par leur pertinence, petites fulgurances (« notes lumineuses » dit l’auteur à propos de Perec), il y a de tout dans ces pages :

Cocteau :

Si Hugo vous avait confié son œuvre inédite, sans doute lui eussiez-vous rendu le dictionnaire Larousse […]. Un chef-d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre.

Henri Meschonnic :

Il y a une folie dans l’ordre alphabétique. Double : une folie de la lettre, une folie de l’ordre […]. L’alphabet, pris comme principe d’ordre de classement des mots, de tous les mots, est un ordre des mots qui se surimpose à l’ordre ou au désordre du monde. L’infini, mis dans la totalité. Le macrocosme, inclus dans le microcosme. La disparate innombrable des choses n’est pas seulement enclose dans un ordre des mots, qui aurait un sens, elle est prise dans l’ordre des lettres, qui n’en a aucun.

Michel Foucault citant les Enquêtes de Borges dans Les Mots et les choses :

Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. […] Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui semblent de loin des mouches. […] » La monstruosité que Borges fait circuler dans son énumération consiste au contraire en ceci que l’espace commun des rencontres s’y trouve lui-même ruiné. Ce qui est impossible, ce n’est pas le voisinage des choses, c’est le site lui-même où elles pourraient voisiner.

Alain Rey, donc :

Voilà qui peut conduire les dictionnaires : chercher du régulier dans la bizarrerie imprévisible des mots. L’analogie fondamentalement, c’est une égalité de rapports : grand est à petit comme large à étroit ; rose est à fleur ce que prune est à fruit ; sale est à crado ce que propre est à nickel… cela fait parcourir des types de rapports de sens, indépendants des rapports de forme : jument est à cheval ce que tigresse est à tigre, et ce que girafe est à … girafe !

De jolis mots en citations frappantes, Giovanni Dotoli ouvre des portes insoupçonnées, dévoile des horizons infinis. S’il s’inspire expressément du Vertige de la liste d’Umberto Eco (en posant dès les premières pages que dans un dictionnaire, « chaque entrée se fonde sur le rythme du et caetera souligné par Umberto Eco »), c’est aussi dans une forme de vertige qu’il nous plonge : ordre et désordre, folie de l’ordre alphabétique, projet dément de réunir « l’ensemble des rapports de sens, c’est-à-dire, pour un mot, de renvoyer à tous ceux auxquels il peut faire penser » (Alain Rey), exercice périlleux de la différenciation qui tient souvent du numéro de corde raide, liens inépuisables entre les mots, tout cela a de quoi étourdir, car en fin de compte, le dictionnaire « serait un feu follet, n’était le carcan abécédaire qui l’habille ». Cette ouverture finale sur la dimension poétique du dictionnaire met le doigt, je crois, sur ce qui plaît aux amoureux des dictionnaires, capables de les feuilleter sans but dans un état de rêverie hors du temps pendant des heures (oui-oui, ça m’arrive).

Alors bon, « petit livre austère, petit livre austère », certes. Mais son contenu foisonnant et sautillant en vaut décidément la peine.

Giovanni Dotoli, La mise en ordre de la langue dans le dictionnaire, Hermann, collection « Vertige de la langue » (ça ne s’invente pas !), Paris, 2012, 110 pages.

L’auteur a un site (kitsch, mais qui a le mérite d’exister) : www.giovannidotoli.com. Il dirige chez l’éditeur Hermann cette fameuse collection « Vertige de la langue ». On peut retrouver par ici les titres de la collection, dont certains de sa plume (Ordre et désordre du dictionnaire, Définition et dictionnaire, Le Dictionnaire de la langue française. Théorie, pratique, utopie, etc.).

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