Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

L’astringent
Ce petit goût qui vous emmènera très loin, si si

J’ai un aveu à vous faire : je ne connais rien au Japon. J’exagère à peine, mes bribes de savoir se limitent grosso modo à quelques Kurosawa (il y a eu une (courte) période où j’étais une groupie de Toshiro Mifune), à de vagues souvenirs de Candy chez les copains qui avaient la télé quand j’étais en maternelle et aux sushi semi-industriels du traiteur d’à côté des Galeries gourmandes Porte Maillot (et encore, pas dans cet ordre-là), autant vous dire que je ne m’en vante pas particulièrement dans les salons mondains que je fréquente sans relâche.

Fort heureusement, une bonne fée consœur veille à l’état de ma culture générale et me fournit généreusement des sujets passionnants pour briller en société ou sur ce blog.

Non, soyons sérieux cinq minutes (deux ? une ? allez, quoi, trente secondes). Ma consœur L’autre jour, donc, avait évoqué l’été dernier la thématique alléchante de la Journée de printemps organisée par ATLAS (les Assises de la traduction littéraire en Arles, mais la Journée de printemps a en l’occurrence lieu à Paris, vous me suivez ?) : « le traducteur à ses fourneaux ». Et comme elle a de la suite dans les idées, elle m’a branchée pour Noël sur le petit bouquin vers la présentation duquel elle avait planqué un lien en bas de son billet : L’astringent, de Ryoko Sekiguchi (publié chez Argol en 2012).

Quatrième de couverture :

Qu’est-ce l’astringent ? En France, le mot reste largement méconnu. Au Japon, il connaît une amplitude surprenante. On parlera ainsi d’un « homme astringent » ou de « couleurs astringentes » pour évoquer le bon goût, un certain raffinement. Comment expliquer une telle variété de l’univers astringent ?

Pour le découvrir, l’auteur nous convie à un parcours éclairé entre l’Orient et l’Occident qui, du haïku à l’artisanat de l’astringent de kaki, nous introduit à l’étonnante richesse d’un « goût », tant esthétique que gustatif.

Écrivain et traductrice, Ryoko Sekiguchi écrit en japonais et en français. Fille d’une cuisinière, elle partage la passion des fourneaux autant que celle des livres de cuisine.

Parmi ses ouvrages : Ce n’est pas un hasard. Chronique japonaise (P.O.L., 2011).

Je ne sais pas vous, mais personnellement c’est « l’homme astringent » de ce petit résumé qui m’a intriguée. Faisant fi du principe de bon sens (mais so dépassé) qui veut généralement qu’on commence à lire un livre par sa première page, j’ai feuilleté le petit bouquin pour y chercher cet « homme astringent » et je l’ai trouvé p. 15 :

Un « homme astringent » [pour les Japonais], c’est un homme distingué voire un peu dandy, mais d’une grande discrétion ; bref, tout le contraire du bling-bling. Autrement dit, un homme qui ne fait pas preuve d’assurance excessive en matière de bon goût, tant dans son apparence que dans sa personnalité.

L’ « homme astringent » au Japon, c’est donc un peu « less is more » sans Rolex, fort bien.

Ce qui est étonnant, bien sûr, c’est que si l’on se réfère à un dico français, le seul « homme astringent » que l’on trouve ne semble pas avoir du tout le même sens : le dico du CNRTL, par exemple, indique qu’ « astringence », outre son sens médical, a le sens littéraire de « resserrement ». Et de citer Giraudoux : « Au seul nom de Salammbô, cette astringence, hélas constitutive, des pharynx de nos choristes, se relâche, et nous donne des voix un peu discordes mais éclatantes. (Ondine) » Le même dico du CNRTL évoque bien un homme astringent à la fin de l’entrée « astringent », justement, mais laisse son sens en suspens (on peut toutefois déduire des définitions et équivalences qui précèdent qu’il désigne quelque chose comme un homme « acide », « amer », qualificatifs que l’on accole plus volontiers à une personne en français, même s’ils n’ont bien sûr pas du tout le même sens qu’ « astringent » dans leur acception première).

ASTRINGENT, ENTE, adj.
MÉD. [En parlant de médicaments] Qui a la propriété de resserrer les tissus :

1. C’est dommage que l’eau soit si salée.
On eût dit en effet de l’eau de mer, ou plutôt quelque chose d’astringent comme une forte solution d’alun.
FROMENTIN, Un Été dans le Sahara, 1857, p. 228.

SYNT. Remède astringent; drogue, herbe, plante, potion, poudre, tisane astringente.
P. anal. :

2. « Moi pour travailler, c’est Tourguéneff qui parle, il me faut l’hiver, une gelée comme nous en avons en Russie, un froid astringent, avec des arbres chargés de cristaux. »
E. et J. DE GONCOURT, Journal, 1876, p. 1133.

P. ext. [En parlant de substances, de plantes, de leur odeur, de leur goût] Amer :

3. Apprendre par le sens du goût que le sel marin a, comme on dit, une saveur franche et que le sulfate de fer a une saveur astringente, c’est apprendre que ces deux sels sont susceptibles d’affecter, chacun à sa manière, l’organe du goût, mais ce n’est rien apprendre quant à la nature du sel marin ou du sulfate de fer.
COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances, 1851, p. 144.

Au fig. :

4. Quand j’ai passé la frontière, je remplace la défiance par la cordialité humaine. Il y a donc bien ici, dans notre atmosphère morale, quelque chose d’astringent et d’agressif qui contracte les natures un peu impressionnables. Ce quelque chose c’est le soupçon ironique, la malignité envieuse et dénigrante, la parole perfide, la mauvaise joie de faire de la peine à autrui, …
AMIEL, Journal intime, 1866, p. 254.

5. Un peu d’amertume dans les talents sur l’âge est quelque chose d’astringent et qui donne du ton. Chateaubriand en a de reste. Lamartine en manque tout à fait : il va à la fadeur.
SAINTE-BEUVE, Mes poisons, 1869, p. 24.

Néol., inus. [En parlant d’une pers.] :

6. Dans Bonsoir d’avant-hier… on le félicitait [Béraud] d’avoir réussi ce tour de force d’occuper dignement la place tenue jusque-là par l’astringent Léautaud-Boissard, Astringent? J’avoue que je ne comprends pas l’application de ce mot.
P. LÉAUTAUD, Journal littér., 4, 1922-24, p. 103.

Bref, le Japonais astringent n’est pas le Français astringent (si tant est qu’il existe vraiment), première découverte.

Passé ce constat choc, j’ai mis fin à ma consultation anarchique du bouquin et en ai entamé la lecture à la première page, na d’abord. En bonne linguiste, Ryoko Sekiguchi détaille donc toute la richesse des acceptions du mot « astringent » en japonais (« shibui » pour l’adjectif, « shibumi » pour le substantif, plus un certain nombre de dérivés) selon son dictionnaire unilingue : un goût astringent paralyse la langue, une voix astringente n’est pas lisse, une personne astringente est avare, ou alors d’une beauté discrète (voilà notre homme astringent de tout à l’heure), ou encore renfrognée, et quant à l’objet astringent, il ne fonctionne pas. Du côté des dérivés, « teshibui » signifie « redoutable », « shibukuchi » désigne une plainte ou une médisance et « shiburu » est un verbe qui veut dire à la fois « ne pas fonctionner comme il faut », « hésiter, « être paralysé ». De quoi être un peu perdu, non ? Mais non, l’auteur détaille tout cela simplement, d’une façon très accessible aux ignares dans mon genre pour qui le quotidien japonais est décidément un monde très éloigné. Elle nous explique notamment en long en large et en travers l’origine de l’esthétique shibugonomi (qui « [fuit] le clinquant pour privilégier la discrétion et la distinction »), avant de passer au coeur de la question, au fruit emblématique qui « incarne par excellence le goût astringent » : le kaki.

(Planche de la Revue horticole, 42e année, 1870, consultable par ici.)

Et c’est là que la double casquette de Ryoko Sekiguchi – traduction et gastronomie – devient vraiment intéressante, car elle a là encore une façon aussi précise que simple de décrire pour la lectrice toujours ignare la richesse des variétés de kakis qui existent (et leur utilisation, qui ne se limite d’ailleurs pas aux fourneaux). Cela lui permet d’embrayer l’air de rien sur un chapitre consacré à la place de l’astringence dans l’art culinaire au Japon (mais ailleurs aussi) et de nous raconter avec une force d’évocation surprenante comment ce goût remplit une fonction de « virgule » en cours de repas, en rafraîchissant le palais et en permettant aux saveurs à suivre de « réapparaître avec plus de force, dans leur fraîcheur de ‘première fois' ».

Pour les aventuriers du goût, l’ouvrage se termine par quelques recettes à base de kakis.

En un mot, ce mince petit livre est un voyage qui m’a personnellement ravie. Dense, plein d’informations passionnantes, jamais pédant, il raconte un goût par les mots, en déroule le fil avec finesse et clarté pour emmener sa lectrice ignare vers des horizons inconnus où ladite lectrice ignare ne se sent jamais perdue, simplement… transportée.

Merci encore, L’autre jour. Tout le monde devrait lire cette petite merveille, vraiment.

En bonus, on peut écouter Ryoko Sekiguchi sur France Culture dans l’émission « On ne parle pas la bouche pleine ! » (août 2012).

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