Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Réflexes d’avant, réflexes de maintenant

Ce matin-là – c’était un mercredi de septembre – je pédalais péniblement à l’assaut d’une sorte de petit Mont Ventoux de la traduction, à savoir une liasse de pages denses à souhait consacrées à une sombre histoire de sécurité sociale et rédigées par un fonctionnaire autrichien (l’allemand administratif made in Austria, croyez-moi, rien ne vous y prépare vraiment).

Levant le nez de mon guidon à la mi-journée, j’ai fait le point sur mon planning. Voyons… Mon petit Mont Ventoux à terminer pour jeudi midi dernier carat, jeudi matin ce serait mieux. Puis quelques pages de politique commerciale pour vendredi après-midi. Puis…

Puis ?

Puis j’ai eu c’te vieux réflexe : j’ai commencé à baliser. « Puis » rien, je n’ai rien au-delà de vendredi, après-demain je n’ai plus de boulot. Merde.

Dans les trente secondes qui ont suivi, je me suis bien sûr souvenue que ce n’était plus à moi de le trouver, le boulot, et quelques minutes plus tard, 23 pages de politique de l’emploi plus un communiqué de presse urgent ont d’ailleurs aimablement atterri sur mon bureau, comme pour me noyer me rassurer.

N’empêche, c’te vieux réflexe.

Ayant eu beaucoup de chance dans mes années en indépendante, j’ai rarement manqué de boulot. Ma façon de me rassurer, quand j’arrivais à cette « avant-veille de la fin des commandes en cours », c’était donc de me dire que statistiquement, il y avait toujours, toujours eu au moins une commande pour tomber avant l’épuisement des traductions en cours (ou dans l’heure suivant la remise de la dernière, généralement au moment où je m’apprêtais à envisager un après-midi au ciné). Pourtant, je le ressentais toujours, ce petit pincement d’anxiété. La peur du vide, peut-être (j’ai horreur du vide, en témoigne l’état d’encombrement permanent de mon plancher). Bref, c’te vieux réflexe est toujours là, pour l’instant, même si le désœuvrement ne me guette pas.

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Ce matin-là – c’était le dernier week-end d’octobre – une pluie dense tombait quand on est parti de Strasbourg pour gagner les Vosges, puis une neige fondue collante l’a remplacée à notre arrivée dans la vallée de la Bruche et de gros flocons de plein hiver nous attendaient un peu plus haut (mais pas si haut que ça, quand même, zut) à 800 mètres d’altitude.

Le programme de la journée a consisté à guetter le passage du chasse-neige, à spéculer sur l’état de la route (« nan parce qu’ici, c’est le chasse-neige de la commune qui passe, mais au-delà, il faut que la DDE envoie des gens, tu crois qu’ils vont envoyer des gens ? »), à se demander si nos cousins de Bretagne et du Sud-Ouest allaient réussir à monter dans l’après-midi, puis à constater que non, ils n’allaient pas réussir à monter. Bref, la neige continuait à tomber, commençait à recouvrir sérieusement la route, et tout à coup…

Tout à coup ?

Tout à coup j’ai eu c’te nouveau réflexe : j’ai commencé à baliser. Tout à coup, je me suis demandé si j’allais réussir à redescendre dans la vallée pour prendre mon train le lendemain, histoire d’être au boulot lundi matin, en somme, vie de bureau oblige. Merde.

Je coupe court à ce suspens haletant : le lendemain, ça allait beaucoup mieux, les cousins ont enfin réussi à monter après avoir passé la nuit ailleurs et moi j’ai pu descendre, youpi (d’ailleurs, si mon père était encore de ce monde, il vous dirait qu’on arrive toujours à redescendre et qu’il n’y a que la montée qui peut vraiment poser problème).

N’empêche, c’te nouveau réflexe.

Avant, la perspective de rester coincée quelques jours là-haut sur la montaaaaagneuh n’était pas bien gênante, tant que la connexion Internet voulait bien fonctionner. Au pire, il m’est arrivé une fois de faire quelques relectures à l’écran faute d’imprimante parce que j’avais préféré rester là-haut en famille un Noël où la circulation des trains était un peu bloquée. Me connaissant, j’ai dû être contrariée de ne pas pouvoir faire de relectures papier, mais au pire, donc, ce n’était pas la fin du monde. Là non plus, me direz-vous, mais ce n’est plus pareil. La petite souplesse que je pouvais me permettre (je dis « petite » parce que je connais des confrères zé sœurs qui travaillent tout en faisant le tour du monde, alors vous pensez bien qu’un week-end dans les Vosges, à côté, ça ne pèse pas lourd), je dois me mettre en tête qu’elle ne m’est plus autorisée. Certes, on ne me coupera pas la tête si je ne me présente pas un lundi matin au travail, mais mieux vaut éviter, j’imagine.

En somme, il reste du chemin à parcourir. Et entre les réflexes d’avant et les réflexes de maintenant, je me demande encore vraiment lesquels je préfère.

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