Caméléon sur tapis écossais
Est-ce parce que je ne traduis plus de documentaires ? Parce que j’ai des trajets à occuper, en bus tous les jours, en train toutes les semaines ? Parce que je m’ennuie à crever ? Bref, je me suis remise à lire de la fiction. Finies, donc, les années passées en la compagnie quasi-exclusive d’essais de sociologie, ethnopsychiatrie, orthoépie, traductologie et autres -ies diverses et variées. Ça me fait très plaisir, je dirais presque que c’est un soulagement de voir qu’il est possible de renouer avec de vieilles amours sans les trouver fanées (Google me souffle dans l’oreillette qu’Yves Duteil a pensé avant moi à accoler « amours » et « fanées », ce qui prouve que j’aurais peut-être pu avoir un avenir comme parolière pour chanteur sur le retour et m’apprendra à vouloir faire style). Comme ma collectionnite aiguë ne s’arrange pas avec l’âge, j’enchaîne quatre ou cinq œuvres d’un même auteur, tant qu’à faire, et après une fixette Arto Paasilinna, je suis passée à une fixette Romain Gary, je ne sais pas trop pourquoi (enfin si, sans doute inconsciemment parce que je savais que j’y trouverais matière à un billet de blog) (inspiration, inspiration où vas-tu donc te cacher, hein ?) (eh oui ma bonne dame).
Dans Adieu Gary Cooper, de Romain Gary, donc, ce cher homme met en scène un (anti)-héros américain aquoiboniste à l’humour noir, Lenny, mi-marginal, mi-prof de ski à la petite semaine en Suisse. Et il parle avec une absurdité joliment tournée de l’incompréhension culturelle et linguistique :
Au début, Lenny s’était pris d’amitié pour l’Israélien, qui ne parlait pas un mot d’anglais, et ils avaient ainsi d’excellents rapports, tous les deux. Au bout de trois mois, Izzy s’était mis à parler anglais couramment. C’était fini. La barrière du langage s’était dressée entre eux. La barrière du langage, c’est lorsque deux types parlent la même langue. Plus moyen de se comprendre.
Quelques dizaines de pages plus tard, au sujet d’une des conquêtes éphémères du personnage :
Tilly ne parlait que le schweizerdeutsch et le français et Lenny ne connaissait ni l’un ni l’autre, alors, avec cette barrière du langage entre eux, ils s’entendaient très bien, on pouvait pas trouver mieux, dans le genre rapports humains. Mais elle lui avait joué un sale tour. Elle avait acheté des disques Linguaphone, elle les étudiait en cachette, et un jour, alors qu’il se méfiait pas du tout, elle s’était mise à lui parler en anglais, comme ça, pan ! en plein dans la gueule. C’était foutu. Les gens respectent rien, les rapports humains, ils cherchent même pas à les préserver. Bientôt ce fut oui, Tilly, je t’aime aussi, mais bien sûr Tilly, oui, je t’aimerai toute ma vie, parole d’honneur, tu es une fille terrible, Tilly, mais oui, je sais que tu es prête à faire n’importe quoi pour moi, tu fais une fondue formidable, et maintenant excuse-moi, il fait drôlement chaud ici, j’étouffe, et puis il y a un type qui m’attend devant le Dorf pour sa leçon de ski, faut que je me tire, à bientôt, à très bientôt, c’est ça, mais bien sûr, je suis à toi, Tilly. Allez, au revoir. C’était fini, quoi. Plus moyen de s’aimer vraiment. Le gars qui avait inventé la méthode Linguaphone était un ennemi du genre humain, démolissant la barrière du langage, empoisonnant les rapports sentimentaux et gâchant les plus belles histoires d’amour. Le genre de mec qui ne respecte rien. Il devait se frotter les mains, à présent, il avait détruit encore un foyer. Finalement, il se résigna à plaquer Tilly. Il n’en pouvait plus.
Et encore un peu plus loin, alors que le personnage sort d’un interrogatoire en anglais dans un commissariat suisse :
Lenny sortit de là assez déprimé. La terre était en train de devenir un endroit inhabitable où tout le monde parlait anglais, et tout le monde pouvait se comprendre. Pas étonnant qu’il y eût de plus en plus d’atrocités.
Venant d’un auteur né à Vilnius (qui s’appelait alors Vilna et faisait partie de l’empire de Russie), naturalisé français, diplomate aux multiples affectations, marié à une Anglaise puis à une Américaine, tout cela est bien sûr fort réjouissant. L’ouvrage Romain Gary : Les métamorphoses de l’identité (Guy Amsellem) propose un petit résumé du parcours linguistique de Gary :
Sur un panneau de l’exposition « Romain Gary – des Racines du ciel à La Vie devant soi » (2010 au Musée des lettres et manuscrits à Paris), on pouvait lire, paraît-il si l’on en croit ce compte rendu :
À la question
« Vous écrivez depuis longtemps ? […] En quelle langue ? »
Romain Gary répondait :
« Vous connaissez l’histoire du caméléon ? On le met sur un tapis bleu, il devient bleu ; on le met sur un tapis jaune, il devient jaune ; sur un tapis rouge, il devient rouge ; on le met sur un tapis écossais, il devient fou. Moi, je ne suis pas devenu fou, je suis devenu écrivain. Ma première couleur a été la Russie puis, après la Révolution, ce fut la Pologne où je suis resté six ans. Puis ce fut le midi de la France, le lycée de Nice, l’aviation, dix ans d’Ajaccio, quinze ans de diplomatie, dix ans d’Amérique, bilingue français-anglais, correspondant de journaux… Voilà. Je suis le caméléon qui n’a pas explosé. »
(Propos extraits de « Vingt questions à Romain Gary », entretien avec Caroline Monney, février 1978.)
Si l’histoire du caméléon et les multiples influences linguistiques de l’auteur m’étaient vaguement connues, j’avoue que j’étais passée à côté d’une autre particularité : les auto-traductions de Romain Gary. Adieu Gary Cooper a ainsi été d’abord écrit en anglais et publié sous le titre The Ski Bum en 1964 ou 1965 (faudrait savoir), puis traduit par Gary himself en français. Difficile de trouver en ligne des infos au sujet de cette traduction, si ce n’est quelques lignes sur ce blog, toujours le même, tenu par un « Romain Gary fan » assumé :
I thought Gary translated it in French later, but in fact, he did more than that, he re-wrote it in 1968. The French version is entitled Adieu Gary Cooper as Lenny reminds people of Gary Cooper. I have read the French version several times and I have favourite quotes in it. I was a bit disappointed not to find them again in the English version. The French version is a lot better, less cheesy and a lot more poetic, funny and witty. Clearly, Gary was more at ease with writing in French than in English. The story is the same but the language, the thoughts and descriptions are superior in French. So if his Anglophone biographer David Bellos, who is also a translator from French, could translate Adieu Gary Cooper in English, it would be perfect.
Le bouquin de Guy Amsellem aborde aussi les auto-traductions de Gary, même s’il ne s’attarde pas particulièrement sur Adieu Gary Cooper à cet endroit :
Dans la biographie de Gary publiée par David Bellos il y a deux ans, on apprend paraît-il que ces auto-traductions étaient plus complexes : « Meanwhile, Gary was writing novels in both French and English, often translating himself from one to the other, inventing the names of his translators or, even more oddly, paying someone to translate his work from English to French, then rewriting it himself » (vu dans cet article du Guardian qui présente le bouquin).
Un article de Nancy Huston (elle-même auto-traductrice de ses propres œuvres et auteur par ailleurs d’un Tombeau de Romain Gary paru en 1995), « Gary se traduit« , qui décortique l’auto-traduction d’un autre roman de Gary, La Danse de Gengis Cohn, indique :
Gary s’est livré à une véritable ré-écriture du livre, visiblement en fonction du public différent auquel il s’adressait. (…)
Pour résumer : quatre chapitres en français qui ne figurent pas du tout dans la version anglaises, et de nombreux changements dans les intitulés des chapitres, qui correspondent à des changements dans le contenu. Relevons, pour les non-anglophones, les titres anglais qui ne correspondent en rien à leur répondant en français : 2. « A Yiddle with a Fiddle » [VF : « Le mort saisit le vif »] fait allusion aux violonistes juifs, thème garyen de prédilection (cf. notamment Les Enchanteurs, où ils jouent un rôle important) ; 16. « Tfou, Tfou, Tfou » [VF : « Il lui faut un homme providentiel »] – expression de dégoût, en yiddish, (onomatopée de l’action de cracher) très usitée dans les milieux juifs américains ; 18. ajout de « La Madone des fresques » ; 20. remplaçant et « Frère océan » et « Tous les impuissants », le chapitre « Inside » (« A l’intérieur) ; 35. « The Trap Opens » – « Le Piège s’ouvre », au lieu de : « Le bouquet » ; 36. « A Mensh » – yiddish pour « un homme, un vrai », au lieu de « En tenue léopard » ; 38. « The Finishing touch », « La touche finale », au lieu de : « Et si je refusais ? » ; 40. « Next please », « Au suivant », au lieu de « In the baba » qui signifie en français, comme chacun sait, « Dans le mille » ou « en pleine poire » ! (…)
Des pages entières de la version française manquent dans la version anglaise et vice versa. Mais, même quand les passages correspondent à peu près, les menues différences sont nombreuses et significatives.
On lit dans le même article que Romain Gary déclarait lui-même (dans un entretien avec K.A. Jelenski, Biblio, mars 1967) : « J’ai avec la langue française un rapport tout à fait libre et j’ai souvent voulu la bousculer, lui faire prendre des tournures sciemment adoptées du russe ou du polonais, ou de l’anglais. » Et de fait, on croise dans Adieu Gary Cooper d’énormes calques assez rigolos et soigneusement distillés, comme « Sainte merde ! », qui revient de façon récurrente (c’est mon préféré) et fait penser à ces pseudo-traductions de Vian, dont j’avais brièvement parlé il y a deux ans par ici.
Il y a quelque chose de vertigineux dans le principe même de l’auto-traduction, pour moi qui suis déjà bien contente quand j’arrive à aligner les mots à peu près comme je l’entends dans mon unique langue maternelle (« si c’était à refaire », je choisirais bien sûr d’être bilingue, voire trilingue de naissance, et Les piles s’écrirait tantôt en russe, tantôt en anglais, tantôt en français, à quoi avez-vous échappé, hein). La liberté, le kif, de pouvoir réécrire complètement sa propre œuvre en la traduisant, de se donner une seconde chance avec cette seconde langue, ça laisse rêveur… Et puis ça faisait longtemps que je n’avais pas lu du Gary, ça me plaît bien de le retrouver comme ça, sous cet angle nouveau (pour moi, hein). De là à me donner envie de lire l’ouvrage que lui a consacré ce cher David Bellos, j’avoue qu’il n’y a qu’un pas.
Hop.