Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Tics, manies et autres névroses (ép. 7)

Le traducteur est un petit être délicat. Confronté au monde hostile qui l’entoure, il a parfois des réactions étranges, compulsives, inquiétantes. Certains préfèrent parler de « déformations professionnelles » pour minimiser la chose, mais let’s face it : le traducteur professionnel est gravement atteint. Cette série de billets explore les tics, manies et autres névroses de la gent traductrice.

Voilà que l’été est revenu, voire que sa fin s’annonce déjà vaguement (mais ne le dites pas) (ça me déprime) (bouhouhou). Il est donc plus que temps d’aborder une nouvelle facette des tics, manies et autres névroses du traducteur en vacances. Aujourd’hui, lecteur bien aimé (je ne reculerai devant aucune bassesse pour te faire rester), nous allons parler de la localite. Ce mal, cette étrange affection, n’apparaît pas de façon systématique chez le traducteur en vacances. Elle nécessite la conjonction de plusieurs facteurs :

  • le traducteur doit choisir un lieu de vacances où l’on parle une langue autre que la sienne et que ses langues de travail ;

  • ladite langue doit de préférence faire appel à alphabet connu du traducteur (lequel doit en d’autres termes être capable de le déchiffrer, sinon de le lire avec aisance) ;

  • le traducteur doit posséder au moins quelques connaissances d’une langue proche de la langue locale.

Exemple pris au pif : ces conditions minimales étant réunies, une traductrice de langue française ayant fait quelques années d’italien succombera très rapidement à la localite barcelonaise (« localitus barcelonus » pour les spécialistes qui nous lisent). Et les conditions auraient tout autant été réunies si la même traductrice, prise d’hésitations au moment de choisir sa destination, s’était laissée tenter par Amsterdam alors qu’elle a l’allemand pour langue de travail. Mais revenons à nos moutons.

Parlons peu, parlons bien, parlons symptômes.

Je tiens à mettre en garde tout de suite les conjoints/amants/fuck-friends qui seraient susceptibles d’assister à une crise de localite de leur moitié traduisante et découvriraient avec une certaine inquiétude ce mal méconnu : la localite est relativement inoffensive pour le traducteur lui-même ; en revanche, elle peut conduire à l’épuisement et/ou à la crise de nerfs toute personne qui l’accompagne en vacances et, plus généralement, tout individu qui passe à sa portée.

« Inoffensive », d’abord, pour celui ou celle qui en est atteint, car elle se manifeste avant tout par un enthousiasme frisant l’hystérie qui fait plaisir à voir, une réactivité extrême aux idiomes locaux et une propension fatigante horripilante lourdingue non négligeable à l’utilisation d’exclamations, d’onomatopées et de gloussements divers.

« Épuisante » pour l’accompagnateur, en raison des manifestations vocales aussi sonores que stridentes que suscite la localite.

Malheureusement, ces manifestations peuvent survenir dès le trajet qui mène au lieu de vacances. Il n’est ainsi pas impossible qu’un simple affichage informatif et apparemment inoffensif, tel que celui-ci, à bord de l’avion…

… se transforme en une véritable foire dans ce genre-là :

Et gare à toi si tu décides, ignorant stoïquement ce débordement inattendu, de te plonger dans le magazine que la compagnie aérienne met gracieusement à ta disposition, en pensant avoir la paix. Ton/ta traducteur/trice de voisin/e ne manquera pas de lorgner dessus malgré le faible intérêt de cette publication et de te noyer en quelques secondes sous des remarques aussi ineptes que bruyantes et vaguement dictatoriales

… le texte bilingue espagnol-anglais faisant en outre office de sous-titrage et attirant au besoin l’attention du traducteur sur tel ou tel phénomène IN-CRO-YABLE à côté duquel il aurait presque pu passer. Bien joué.

Bien évidemment, l’arrivée sur le lieu de vacances ne règle en rien le problème. Dans l’hypothèse (toujours complètement aléatoire, vous l’aurez désormais bien, bien compris) (je n’insiste pas, hein) (non non) d’un séjour à Barcelone, on peut même dire que la crise a tendance à grave s’amplifier à l’atterrissage, la coexistence de PLUSIEURS langues en Catalogne multipliant par autant ses effets et ses symptômes.

Pendant que ta moitié traduisante déborde d’enthousiasme, jubile à chaque instant et ne sait plus où donner de la tête telle un jeune chiot qui découvre que les papillons volent, et oh, regarde, un nonosse, faisons le point, lecteur à bout de ce blog.

  • Ta moitié traduisante a tendance à tirer sur ta manche / comprimer violemment ton bras / t’arracher l’épaule (non non, ne biffe aucune mention) à chaque nouvelle découverte localitesque qu’elle tient AB-SO-LU-MENT à partager avec toi.

  • Tu viens de remarquer que ton audition avait diminué de 20 %, conséquence directe des couinements piaillements exclamations répétées que ta moitié localitopathe se plaît à émettre à moins de dix centimètres de ton oreille.

  • Tu es fatigué, épuisé, complètement vidé par ces agressions répétées sur ta personne et tu commences à te demander si le mot « vacances » a encore le même sens que la dernière fois que tu as ouvert un dictionnaire.

Que penser de tout cela ? Que faire pour limiter la casse ? Et surtout, reste-t-il des Bichoco pour te consoler dans le minibar de l’hôtel ? Voici quelques comportements recommandés par les plus grands spécialistes de la localite.

  • La positive attitude (n’ayons pas peur des mots) : après tout, ta moitié traduisante est heureuse. Heu-reuse, on te dit, dans son élément, comme un poisson dans l’eau, elle profite pleinement du séjour ! C’est pas beau, ça ?

  • La proactive attitude : bonne nouvelle, sache que tu peux tirer parti de la situation si tu te débrouilles bien. Une moitié traduisante localitopathe est un atout précieux dans un contexte vacancier, surtout si tu es toi-même une brêle en langues ou simplement que tu trouves (bêtement) que les vacances, c’est pas fait pour se creuser la tête face à d’étranges idiomes. Songe aux avantages à en retirer face à un menu au resto, à une obscure explication dans un musée où au mode d’emploi du coffre-fort de l’hôtel (et pourquoi pas, hein ?). N’hésite pas du coup à encourager un peu (on a dit UN PEU) la localite en cours de développement, quitte à l’instrumentaliser (« Et tu comprends, là, ce qu’ils racontent sur les résultats du foot ? »). Ça fera immensément plaisir à ta moitié traduisante et c’est une façon comme une autre de compenser les désagréments évoqués plus haut.

  • La vis ta vie attitude : laisse la localite vivre sa vie, croître et embellir, tranquilou dans son coin. Rien ne t’oblige à accompagner celui ou celle qui en est atteint si il ou elle décide un soir d’aller voir un film doublé en langue locale et donc sans sous-titres « juste pour le fun, quoi, juste pour voir ce que je comprends. » (True story.) (J’ai compris grosso modo 70 % du film.) (Hihihihihi c’était trop bien !) (Hem.)

  • La profil bas attitude : évite de commenter les exclamations du ou de la localitopathe qui t’accompagne, surtout si c’est pour dire des choses comme : « Ouais mais tu sais, en fait il y a la même chose en anglais et en français juste en dessous. » (Nan mais franchement, on n’a pas idée.) Profil bas, donc, on laisse le malade à son euphorie et on ne casse surtout pas son enthousiasme.

  • La délivrance attitude : tâche tout de même de te débarrasser sans trop tarder de cette furie, ta santé mentale en dépend. Pas forcément en la découpant en morceaux, mais par exemple en la réexpédiant par avion vers sa contrée habituelle de résidence.

Et là, on verra bien si elle s’extasie toujours face aux publicités en luxembourgeois, mouahahahaha. Nan parce que le luxembourgeois est quand même une langue merveilleusement transparente pour peu qu’on connaisse l’allemand, hein. Amis germanistes, venez vivre une localite inoubliable au Grand-duché, je vous le conseille.

NB : ce billet a été rédigé entre l’aéroport de Barcelone et le TGV Paris-Luxembourg. Merci à Vueling pour le mobilier bilingue et le magazine de bord. Et bravo à The Man pour sa patience face à ma localite dévorante et relativement permanente.


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