Case study (ou bien étude de cas, comme on veut)
Depuis que j’ai lu un excellent bouquin intitulé Translating Popular Film (par Carol O’Sullivan, 2011) il y a quelques mois, je ne regarde plus les films de la même façon. Entendons-nous bien, lecteur intrigué de ce blog : un traducteur (de l’audiovisuel) ne regarde de toute façon pas les films tout à fait de la même façon que le spectateur lambda, pour une série de raisons liées notamment à certains tics, manies et autres névroses qui conditionnent à divers égards son œil de cinéphile.
Mais Translating Popular Film est récemment venu ajouter une couche de conditionnement à l’œil déjà bien chargé de votre blogueuse dévouée, et maintenant, je fais particulièrement attention aussi à la représentation des langues étrangères et des réalités qui leur sont liées dans les films.
C’est pour cela que La clinique de l’amour ! (d’Artus de Penguern), vu à Strasbourg ce week-end, m’a semblé être un objet cinématographique intéressant. Entre autres choses, hein, parce que La clinique de l’amour ! est par ailleurs un film chouette pour de multiples raisons. Déjà parce que c’est une coproduction entre la France, la Belgique et… le Luxembourg, oui oui. Mais surtout parce qu’il est l’œuvre d’un type un peu fêlé dont je suis le parcours avec intérêt depuis ce jour de la fin des années nonante où Copine A. me prêta en VHS un court métrage loufoque signé (et interprété par) Artus de Penguern, dans lequel ce dernier dégommait une brochette d’amis après un pétage de plombs par Un bel après-midi d’été. Depuis, je réponds toujours quand on me demande si je veux une tartine, et je me penche d’un peu près sur ce que fait ce sympathique auteur/acteur (ça, par exemple).
Mais en plus, La clinique de l’amour ! présente un intérêt parce que la clinique dont il est question est en réalité une clinique de soap-opera américain – pas la Schwarzwaldklinik, donc, mais pas loin, un genre d’équivalent d’outre-Atlantique avec des cœurs brisés, des drames à rebondissements, des personnages machiavéliques, des good guys qui triomphent à la fin (désolée pour le spoiler, mais le suspense quant à l’issue de l’intrigue n’est pas exactement le ressort principal sur lequel repose le film), un evil brother, des révélations familiales, des infirmières pimpantes et de séduisants des chirurgiens. La clinique s’appelle Marshal, sa spécialité (qui change à plusieurs reprises au fil du film) est fièrement affichée en anglais à l’extérieur du bâtiment, et quand on passe à l’intérieur, les panneaux indiquant la fonction des différentes pièces et les noms des services sont bilingues anglais/espagnol (comme aux Zétazunis, puis-je me contenter d’imaginer, puisque je n’ai jamais mis les pieds dans une clinique de l’amour de ce pays). Comme pour pousser le réalisme factice jusqu’au bout, certains (un au moins) de ces panneaux sont même sous-titrés en français. De même, les courriers montrés en gros plan, les journaux imprimés ou encore l’habillage visuel des faux JT sont en anglais. Et tant qu’à faire, les personnages portent des noms et des prénoms pseudo-américains pour renforcer cet effet « couleur locale » – on trouve un John et un Michael Marshal, une Samantha (Bitch) et une Priscilla parmi les rôles principaux.
C’est intéressant à mon sens (ça n’intéresse que moi ? hmm ? rhôô, allez, lisez la suite) parce que c’est relativement rare 1. que l’importation se fasse dans ce sens-là et 2. qu’elle se fasse aussi complètement. Rare qu’elle se fasse dans ce sens-là car on est peut-être plus habitué à voir le cinéma américain recréer des réalités étrangères. Dans les films français des dernières années, je repense à Une exécution ordinaire, un film de Marc Dugain adapté d’une de ses œuvres qui se donnait beaucoup de mal pour nous transporter dans l’URSS de Staline. Je n’ai pas beaucoup aimé ce film, au passage, justement entre autres parce que la reconstitution m’a semblé artificielle et que je n’ai pas cru deux minutes à Dussolier dans le rôle de Staline (il était bon, là n’est pas la question, mais ça restait Dussolier, quoi, un acteur français qui voulait me faire croire qu’il était un dictateur russe). Mais disons que dans Une exécution ordinaire, la reconstitution d’une réalité étrangère répondait à une nécessité historique. Dans La clinique de l’amour !, c’est un univers contemporain et lui-même factice qui est importé, celui des représentations que se donne l’Amérique à travers ses films et ses séries. Et surtout, un univers américain, chose relativement inhabituelle – on a l’impression comme ça que c’est le cinéma US qui a ce monopole, or finalement, y a pas de raison, nanmais.
Rare qu’elle se fasse aussi complètement, parce que la cohérence tient presque jusqu’au bout. J’avais noté en allant voir Millenium (David Fincher, 2011) il y a quelques mois (source, toujours la même) que « la réalité linguistique suédoise est évoquée dans le film : à travers des titres de journaux et des panneaux, les accents nordiques plus ou moins naturels adoptés par certains acteurs, un message téléphonique préenregistré diffusé en suédois puis en anglais, ou encore un fugitif « tack » (« merci » en langue locale)… L’intrigue progressant, on note toutefois que les titres de la presse locale apparaissent en anglais à l’écran dès lors qu’ils sont importants pour le déroulement de l’enquête menée par les deux protagonistes : tout rentre dans l’ordre, l’homogénéisation linguistique est à l’œuvre, car après tout, nous sommes dans un blockbuster hollywoodien… » Dans La clinique de l’amour !, le seul moment où la cohérence m’a semblé rompue, c’est quand l’un des médecins de la clinique envisage une reconversion dans la chirurgie esthétique et potasse son manuel au lit à côté de son épouse, elle-même en pleine formation pour devenir sage-femme : les titres de leurs bouquins sont montrés en français, pas en anglais. Parce qu’on recherche là, manifestement, un effet comique que le spectateur français doit pouvoir comprendre tout de suite (« La chirurgie esthétique en trois mois », indique la couverture du manuel du chirurgien, ouvrage qu’on reverra dans le film un peu plus tard).
(À la réflexion, il y a peut-être d’autres scènes qui cassent cette cohérence linguistique et dont je ne me suis pas rendu compte, je n’ai pas « guetté » particulièrement ces petites entorses, je l’avoue. Mais mon impression générale est que ladite cohérence tient pas mal la longueur.)
Alors oui, le trait est parfois un peu forcé et cet univers pseudo-américain reste éminemment factice, diront les esprits chagrins. Évidemment, c’est voulu. Les clins d’œil sont tout aussi appuyés quand le réalisateur convoque visuellement le Chaplin seul dans sa cabane au milieu de la neige de La ruée vers l’or ou l’emblématique perruque brune d’Uma Thurman dans Pulp Fiction, ou encore quand un journaliste exhibe une caméra portant un sigle qui rappelle très fortement le logo de CNN. C’est tout un univers qu’Artus de Penguern importe dans son film, et il le fait plutôt bien, précisément parce qu’il sélectionne des caractéristiques que l’on identifie immédiatement et qui composent un univers à la fois bizarrement familier (de cette familiarité née d’une fréquentation régulière de l’esthétique et des clichés véhiculés par les feuilletons, séries et films américains) et gentiment exotique (de cet exotisme évoqué par les inscriptions, les noms, etc. et l’impression diffuse qu’on n’est pas en France – « diffuse » seulement, parce que y a-t-il plus emblématique du Français beauf que Bruno Salomone ?).
La clinique de l’amour ! n’est pas le film de l’année, mais il est extrêmement sympathique. Et c’est un peu bizarre de dire ça, mais en fin de compte, ce qui fait sa fragilité, c’est peut-être sa subtilité. Il reste constamment sur un fil très casse-gueule qui sépare difficilement la parodie franche et massive d’un univers poétique et délicat absolument charmant. L’équilibre est parfois périlleux à tenir et je comprendrais qu’on n’accroche pas avec ce mélange de premier et de deuxième degré perplexifiant par endroits. Mais le résultat est finalement assez réussi, de mon point de vue qui a décidé en ce dimanche pluvieux de faire fi de toute objectivité.
Je le recommande, en somme. C’est un film rafraîchissant et profondément original, ce qui ne fait pas de mal dans le cinéma… français, donc. Un cocktail délicat d’élégance, de baffes, de scalpels et d’ours bruns relativement inédit, qui plus est, ce qui ne gâte rien.