Itinéraire d’un mot
J’adooooore le principe des « éléments de langage », ces phrases clé-en-main qu’un camp politique fournit à ses petits soldats pour qu’ils les répètent sans réfléchir les martèlent pendant 24 ou 48 heures dans les médias. On n’en parlait pas trop il y a encore quelques années, me semble-t-il, du moins pas sous cette appellation froide et technique à souhait. Mais maintenant, c’est l’heure de la transparence, on dit tout, hein, le cynisme ne fait plus peur à personne, on ne se farcit plus seulement la comm, mais aussi l’explication de texte de la comm, bref on vit véritablement une époque formidable. Et du coup, en mouton des médias que je suis, dès que j’entends trois représentants de l’UMP utiliser la même expression à quelques heures d’intervalle, je ne peux pas m’en empêcher, je pense « éléments de langage ». Tant pis, c’est leur faute.
Or donc, l’officine est devenue un élément de langage. Oh, ça ne remonte pas à ce week-end. De mémoire, enfin je veux dire, dans ma mémoire de pauvre mouton des médias, l’officine a connu une mémorable heure de gloire en 2005, lors de l’affaire Didier Julia, ce député qui avait décidé comme ça pouf d’aller libérer les journalistes français retenus en Iraq (j’ai toujours préféré Iraq écrit comme ça plutôt qu’avec un k, ça ne vous dérange point ?). À l’époque, le mot était employé par la droite comme par la gauche pour désigner l’Ofdic, que Wikipedia nous décrit comme « un lobby pro-Saddam Hussein qui militait notamment pour la levée des sanctions de l’ONU en Irak après l’invasion du Koweït du 2 août 1990. Il était aussi très actif pour permettre à des sociétés françaises de s’implanter en Irak. » Droite et gauche, c’est-à-dire Raffarin, alors Premier ministre, dans un discours prononcé le 3 mars 2005 :
Mais aussi Jean-Marc Ayrault, à la tête des députés socialistes, cité ici dans le Nouvel Obs :
Et les médias emboîtaient joyeusement le pas à ce petit monde, reprenant le terme à tour de bras :
(Source)
(Source)
L’officine en question était alors un genre de lobby à barbouzes, un truc un peu fumeux et pas très sympathique.
Par la suite, on a revu périodiquement l’officine réapparaître dans la vie politique. Pas la même évidemment, mais comme on ne savait pas trop de quoi on parlait, c’était un bon mot, flou à souhait et quand même connoté suffisamment négativement pour faire un peu peeeûûûr.
En 2008, par exemple, elle revenait en force avec Besancenot…
Un autre genre d’officines dont on parle de temps en temps, ce sont celles qui fabriquent des faux-papiers. Pareil, on ne sait pas trop de quoi il s’agit, alors on dit officine et ça fait peeeûûûr, là encore. « Atelier », ça ferait trop propre, trop « gentils artisans ». « Fabrique clandestine », ça ferait un peu sweatshop. Alors c’est une officine, un point c’est tout.
Rebelote en 2008, donc (décidément, 2008 fut l’année de l’officine et on ne le savait pas)…
… puis en 2010.
Et puis, parfois, prudemment (ou pour cacher une méconnaissance du sujet ?), la presse applique même ce terme tellement français et bien commode à des réalités étrangères (on est toujours en Iraq, vous me direz, donc si on a suivi l’affaire Julia, on ne s’en étonnera pas) :
(Source)
Mais il faut l’avouer, on l’avait un peu oubliée, ces derniers temps, l’officine. HEUREUSEMENT, la fine équipe qui nous gouverne encore a eu la bonne idée de la remettre à l’honneur ce week-end.
Sur France Inter (l’émission peut être écoutée ou visionnée par là)…
… sur Canal+…
… et sur une tripotée d’autres médias.
Voilà. L’élément de langage dans toute sa splendeur, diffusé par les généraux en chef avec une belle unanimité qui fait chaud au coeur. Unanimité qui ne doit bien sûr rien au hasard, c’est le principe de l’élément de langage : une trouvaille géniale (merci d’insérer autant de paires de guillemets que nécessaire) répercutée à qui mieux mieux jusqu’à finir par envahir l’espace médiatique qui a horreur du vide (et il faut dire qu’en matière de vide, ces temps-ci, on frôle l’abyssal).
À qui mieux mieux, j’vous dis.
Vu comme ça, c’est un mot qui a l’air de charrier beaucoup de sous-entendus. Des secrets, des coups bas, des complots. Bob 2010, pourtant, nous dit simplement qu’une officine (outre le sens premier de boutique, atelier, et le sens actuel pharmaceutique) est un « endroit où se prépare, où s’élabore quelque chose ». Certes, les exemples cités ne sont pas franchement positifs (« une officine de fausses nouvelles, une officine d’espionnage allemand »), mais curieusement, le dico n’ajoute même pas la mention « péjoratif » à cette définition. Le TLFI le fait, en revanche, parlant quant à lui d’« endroit où se trame quelque chose » et indiquant en exemple « officine de calomnie, de délation ».
Alors Mediapart, officine ? Mais officine de quoi, au juste ? Officine de la potentielle fiesta de dimanche prochain ? Voilà peut-être le problème de cet emploi du mot. Une officine tout court, finalement, ça ne veut pas dire grand-chose. Le terme est creux, vague, vide, on ne sait pas précisément ce qu’on doit mettre dedans. Il est tout de même assez chic, avec ses sonorités pointues, et en même temps, il laisse deviner une organisation quasi-scientifique, confère son origine pharmaceutique. Un fatras bien commode, en somme, qui permet d’accomplir cet exploit oxymorique (renouvelé pourtant avec une belle constance) : remplir l’espace médiatique avec du vent, du creux, du rien. Des éléments de langage.
Et puis c’est vrai qu’il y a peu de médias, en France, qui sont aux mains de riches amis du monde politique.
D’ailleurs sur ce sujet, le site Arrêt sur images (qui, je le précise, a noué un partenariat avec Mediapart il y a quelques mois) publie ces jours-ci un article très complet de Sébastien Rochat qui fait le point sur l’actionnariat de ladite officine et les supposés « riches amis de François Hollande » en son sein. Si vous n’êtes pas abonnés au site, je rappelle que Tatie Les piles a encore et toujours des abonnements d’un mois à distribuer généreusement autour d’elle.