Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Tics, manies et autres névroses (ép. 5)

Le traducteur est un petit être délicat. Confronté au monde hostile qui l’entoure, il a parfois des réactions étranges, compulsives, inquiétantes. Certains préfèrent parler de « déformations professionnelles » pour minimiser la chose, mais let’s face it : le traducteur professionnel est gravement atteint. Cette série de billets explore les tics, manies et autres névroses de la gent traductrice.

Alors te revoilà, lecteur traducteur ou pas de ce blog. Tu me dis que tu as un cadeau à faire à un traducteur, peut-être même à un traducteur de l’audiovisuel. Et comme ça, tu penses, avec toute la naïveté sincérité dont tu es capable, que la meilleure façon de faire plaisir à ton ami(e)/amant(e)/connaissance traducteur ou traductrice est de lui offrir un livre ou un DVD.

Sur le principe, il faut bien dire que tu n’as pas complètement tort. En tout cas, la base de ton analyse est saine, dans la mesure où oui, le traducteur est bien souvent un boulimique de lecture et/ou un visionneur compulsif.

Alors… « Impossible de se tromper », crois-tu ? Tu as déjà une pile de bouquins et de DVD sous le bras, tu es en train de dégainer ta carte Fnouc à la caisse, tu es sûr d’avoir trouvé LE cadeau idéal ?

Tss-tss-tss…

Excuse-moi de te le dire comme ça, mais tu me fais l’effet d’un amateur complet en matière traducto-cadalesque.

As-tu bien réfléchi à ce cadeau ? Hmm oui, vraiment ? N’as-tu pas oublié un détail absolument capital ?

Ce petit film indépendant, ce roman incroyable que tu as choisi avec amour… ce serait pas une traduction, des fois ?

Tu es troublé(e), je le vois. Tu ne sais plus, le vide se fait dans ta tête. Tu baisses les yeux, tu jettes un regard à cette pile d’objets rectangulaires qui te paraît soudain suspecte. Et à raison, car vlan ! Un film britannique, trois courts métrages espagnols, un roman américain et une anthologie de poésie arabe.

Excuse-moi encore une fois, hein, l’ami(e), mais tu déconnes complètement.

Tu ne vois pas pourquoi ? Non, vraiment ?

Alors réponds à cette question simple, tu vas comprendre : t’es-tu assuré(e) préalablement de la qualité des traductions que tu comptes offrir à ton ami(e)/amant(e)/connaissance traducteur ou traductrice ?

Non ?

Tss-tss. Erreur de débutant, j’te dis. Va me reposer tout ça en rayon, et reviens lire la suite.

Ayé ? C’est bon ? Je t’essplique, alors.

Je ne t’apprendrai rien (car tu suis cette brillante série de billets depuis longtemps) en te rappelant que le traducteur est généralement atteint de plusieurs maux fort handicapants en société.

  1. La comparite, d’abord, dont on a déjà un peu parlé dans un contexte vacancier. Transposée au domaine des cadeaux sous-titrés (par exemple), la comparite est cette manie insupportable qui consiste à s’assurer en permanence de la qualité de la traduction des dialogues d’un film ou d’une série. Là, je te conseille d’éviter par exemple d’offrir le DVD d’American Gangster à ton ami(e)/amant(e)/connaissance traducteur ou traductrice, surtout si tu es susceptible d’être invité(e) à la séance de visionnage. Crois-moi, vous serez deux à regretter ce choix.

  2. La transparentite. Si tu croyais échapper à la comparite en optant pour un livre traduit, si tu t’imaginais franchement que l’absence du texte original réglait la question, think again. La transparentite est peut-être encore plus sournoise que la comparite : elle consiste, pour le traducteur, à chercher le texte original SOUS le texte traduit. Non, je ne veux pas dire qu’il soulève les pages pour voir ce qu’il y a en dessous, nous sommes dans l’abstrait, coco : il ne peut pas s’empêcher de s’imaginer ce qu’était le texte VO avant traduction. Plus la traduction est mauvaise et littérale, plus elle risque de provoquer une transparentite aiguë. Et quand je dis « aiguë », je pèse mes mots, car certains calques laissent des souvenirs indélébiles : avant même d’envisager vaguement d’embrasser la carrière qui est aujourd’hui la sienne, votre blogueuse dévouée se souvient être restée perplexe face à l’expression « enrouler quelqu’un autour de son petit doigt », rencontrée dans l’édition 1990 de La Rose de décembre, un chouette roman jeunesse de Leon Garfield. Si elle avait eu dix ans de plus, elle aurait bondi en hurlant « HAN, mais qu’est-ce que c’est que cette expression mal traduite !?!? » (et c’est ce qu’elle fait maintenant en y repensant), alors imagine un bouquin complet écrit comme ça. Et puis attention, hein, la transparentite n’est pas limitée au monde de l’édition, elle peut aussi se déclarer face à un piètre doublage.

  3. Quelle que soit la qualité de la traduction proprement dite, je veux dire de la restitution en langue cible de la langue source, n’oublie jamais que le traducteur est aussi atteint par déformation professionnelle d’une forme aigüe de fautedorthographobie et de fautedefrançophobie. Ça veut dire par exemple qu’il repère immédiatement les éditeurs qui ont supprimé les postes de correcteurs dans leur personnel et qu’il perce de petites poupées vaudou à leur effigie quand il est désoeuvré. Ça veut dire aussi que ce n’est pas la peine d’essayer de t’en tirer en offrant un recueil de nouvelles traduites du suédois à un traducteur de l’espagnol vers le français. La fautedorthographobie et la fautedefrançophobie conduisent à des actes étranges – grognements à la limite de l’inhumain pendant la lecture, voire arrachage de pages ou dépiautage de livre ; devant un film ou une série, on constate généralement, outre les grognements susmentionnés, une prise à témoin des autres spectateurs présents (lesquels sont priés d’acquiescer sans retenue, merci), et un déchaînement de rage pouvant conduire jusqu’à la destruction du matériel audiovisuel familial (ah, on regrette moins d’avoir pris une extension de garantie qui soi-disant ne sert à rien, hein ?).

  4. Enfin le traducteur de l’audiovisuel est souvent atteint aussi de multinationalophobie, une affection apparemment extrême, mais en réalité tout à fait saine et normale, qui témoigne d’une profonde aversion pour les sous-titres réalisés n’importe comment et pour des cacahuètes par les grandes multinationales du sous-titrage. Les symptômes ont déjà été évoqués dans un précédent billet (point 2.3). Quand on sait que la multinationalite touche un nombre croissant d’éditeurs DVD, inutile de dire que la multinationalophobie est susceptible de survenir à tout moment chez le traducteur-visionneur.

Voilà pour le tableau clinique – approximatif, bien sûr, car évidemment, il faut tenir compte des combinaisons possibles : une fautedorthographobie seule, par exemple, peut être contenue. En revanche, une multinationalophobie doublée d’une fautedorthographobie et d’une comparite aiguës peut finir en massacre pur et simple.

C’est un peu dommage.

Comme cette rubrique est avant tout constructive, l’objectif est aussi de t’aider, toi, ami(e)/amant(e)/connaissance de traducteur ou de traductrice dans le choix d’un cadeau qui te permettra au choix de sauver ton couple, de consolider une amitié, de conclure, de te faire bien voir ou tout simplement de faire plaisir (rayer la mention inutile).

Étudions donc les possibilité qui s’offrent à toi, si tu veux bien (note que la fin de cette phrase est purement rhétorique et que si tu ne veux pas, on va les étudier quand même, hein, j’ai prévu de faire ton bien que tu veuilles ou non, c’est mon côté totalitaire attachant) :

  • Cas n°1 : tu es toi-même traducteur. Tu es donc au courant des graves problèmes de tes ami(e)s/amant(e)s/connaissances traducteurs et traductrices, je te fais confiance pour louvoyer entre les écueils précédemment évoqués et trouver le cadeau ad hoc. Va petit scarabée et ne faillis pas à la difficile mission qui t’incombe.

  • Cas n°2 : tu n’es pas traducteur, mais tu as d’autres ami(e)s/amant(e)s/connaissances traducteurs et traductrices. C’est l’occasion l’air de rien de solliciter leur opinion d’expert. Ne crains pas de les déranger, les traducteurs adooooorent qu’on leur demande leur avis sur une question aussi essentielle que le choix d’un roman ou d’un film traduit et se feront un plaisir de te détailler les mérites respectifs de telle ou telle traduction de telle ou telle oeuvre. Prends des notes pour t’y retrouver, quand même.

  • Cas n°3 : tu n’es pas traducteur et malheureusement pour toi, tu ne connais pas d’autres traducteurs que l’ami(e)/amant(e)/connaissance à qui tu veux faire un cadeau. Mais ne désespère pas : tu as peut-être un ami correcteur typographique ou un prof de lettres de ton entourage, probablement atteints eux aussi de fautedefrançophobie et la fautedorthographobie, et qui pourront peut-être t’aider à sauver ton cadeau. Courage, tout n’est pas perdu.

  • Cas n° 4 : si tu n’as coché aucune des cases ci-dessus, tu peux encore

    1. faire confiance à ton instinct à tes risques et périls.

    2. te rabattre sur l’intégrale Rohmer ou les oeuvres complètes de Marguerite Yourcenar pour assurer le coup (évidemment, ça limite un peu ton choix).

    3. offrir une VO. Renseigne-toi quand même un peu sur les langues qu’il ou elle traduit, hein. Sinon, face à ce super film tchèque sans sous-titres ni doublage, ton ami(e)/amant(e)/connaissance traducteur ou traductrice du portugais vers le français risque de se sentir un peu comme une poule qui a trouvé un couteau.

    4. opter pour un dictionnaire, si tu tiens quand même à offrir un bouquin. Alors évidemment, je ne te cache pas que tu prends encore un risque (mais tu l’as maintenant compris, avoir un(e) ami(e)/amant(e)/connaissance traducteur ou traductrice, c’est accepter de vivre dangereusement) : donner un dictionnaire à un traducteur, ça peut (je dis bien « peut ») être un peu comme choisir un fer à repasser en guise de cadeau de fête des mères (or prendre un dico en pleine poire, c’est presque aussi dangereux que de se trouver sur la trajectoire d’un lancer de fer à repasser). Mais tu peux tenter le coup si tu as l’esprit aventureux. Va faire un tour à la Maison du dictionnaire pour trouver l’inspiration, par exemple. Et si le Dictionnaire trilingue des biotechnologies végétales ne te fait pas fondre, c’est que tu n’as pas de coeur n’hésite pas à taper dans les dictionnaires dits « fantaisistes » : du moment qu’il y a « dictionnaire » dans le titre, tu as quand même des chances de faire un heureux.

    5. offrir des chaussures. C’est bien aussi, des chaussures, ça fait toujours plaisir. (Ne me dis pas que tu ne me voyais pas venir avec mes escarpins compensés, lecteur habitué de ce blog.)

Hem-hem.

Bref.

Alors je sais, tout ceci est un peu déprimant, lecteur atterré de ce blog. Si tu renonces à l’idée (excellente, au demeurant, je le répète) d’offrir un roman ou un film étranger en traduction à ton ami(e)/amant(e)/connaissance traducteur ou traductrice, je te dirai en conclusion que tu peux aussi piocher de très bonnes idées parmi les suggestions émises par Ma voisine millionnaire pour les fêtes de fin d’année.

Bon shopping, hein ! Sans stress, bien sûr.

Edit du 23/02 : lien vers Ma voisine millionnaire réparé !

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