Le mystère [INTRADUISIBLE]
ImpÉcr, le hors-série de l’hiver
C’est J., lecteur sympa, qui m’a envoyé aimablement cette capture d’écran il y a quelques jours pour la saga ImpÉcr, les sous-titres qui parlent de traduction.
Elle est issue du premier épisode de The River, série toute neuve produite par Spielberg et disponible sur iTunes en VO sous-titrée en français immédiatement après sa diffusion aux États-Unis. Du lourd, en somme.
Contexte : les proches d’un Américain qui a disparu au fin fond de l’Amazonie partent à sa recherche. Alors qu’ils préparent leur itinéraire, une jeune femme hispanophone qui les accompagne, Jahel, leur déconseille de se rendre dans la zone qu’ils prévoient d’explorer – et les sous-titres disent, donc : « C’est la Boiúna. On ne peut pas y aller. C’est [INTRADUISIBLE]. »
J’ai gardé cette capture d’écran dans ma boîte mail quelques jours, en allant y jeter un coup d’oeil de temps en temps. Un peu comme quand je sais qu’il n’y a plus rien dans mon frigo (et pour cause, je n’ai pas fait de courses depuis huit jours), mais que tant pis, je vais quand même ouvrir et refermer quatre ou cinq fois dans la soirée la porte dudit frigo histoire de m’en assurer vraiment-vraiment : qui sait, un reste de boulettes de foie (un mot) a pu m’échapper, j’ai peut-être mal vu (lu). Je sais au fond de moi que les boulettes de foie sont terminées depuis belle lurette (et que je n’ai pas de raison d’avoir lu de travers), mais c’est plus fort que moi, je ne veux pas croire à une telle indigence.
Évidemment, les boulettes ne réapparaissent jamais, et de la même façon, le sous-titre est resté égal à lui-même au fil des jours.
Incongru.
Inesthétique avec ses crochets et ses majuscules.
Je dirais même criard.
Oui c’est ça, il détonne. Parce qu’un sous-titre, sauf exceptions (rares), c’est plutôt fait pour passer inaperçu, pour guider le spectateur dans le film ou la série comme une béquille discrète. Le bon sous-titrage est celui qu’on ne remarque pas, dit-on – c’est un lieu commun, mais c’est tellement vrai.
Incongru, inesthétique, criard et… inédit, pour moi en tout cas. Jamais je n’ai vu ça dans un sous-titrage diffusé, disons, « officiellement ». On rencontre dit-on de drôles de choses dans l’univers du fansubbing, et un site comme lefansub.caidlamairde.net recense quelques superbes captures d’écran dans lesquelles le « traducteur » fait part de ses états d’âme de maintes façons.
(Source)
Mais dans un sous-titre pro, non, non et non, ce n’est pas possible d’en arriver à une tel aveu de flemme, d’impuissance ou d’incompétence quand on est un traducteur qui se respecte.
Plus je pensais à ce sous-titre, plus j’en voulais à son auteur et plus j’avais envie de lui crier : « Coco ! La qualité, c’est la dernière chose qu’on a à offrir à nos clients et aux consommateurs de traductions ! Répare la branche sur laquelle on est tous assis au lieu de la scier, rogntudju ! »
J’étais perplexe, j’étais désespérée, j’étais colère, je me débattais avec iTunes (qui y mettait de la mauvaise volonté) pour aller visionner l’épisode en question histoire de faire la liste de toutes les solutions qu’on aurait pu envisager à la place de cette horreur indigne.
Et puis.
En cherchant d’éventuels autres exemples de sous-titres de ce genre sur Internet (je n’en ai pas trouvé beaucoup) (mais il paraît tout de même qu’on peut lire à trois reprises « [untranslatable pun] » dans les sous-titres d’une version diffusée à la télévision britannique de La maman et la putain) (le saviez-vous ?), je me suis rendu compte, non sans étonnement, que ça discutait aussi de The River sur un forum anglophone de proz.com, rapport à la diffusion de la VO de la série outre-Atlantique. Et surtout, que ça en discutait exactement pour les mêmes raisons.
Le fil de discussion de proz.com renvoyait à un autre forum qui se posait la même question…
… et qui proposait une réponse pas trop à côté de la plaque :
(Je dis « une réponse pas trop à côté de la plaque », parce que je ne crois pas trop aux explications du type : « Le mot n’était pas clair, c’est de la télé-réalité… » (oui, oui, j’ai lu ça) Non, ce n’est pas de la télé-réalité, c’est une série parfaitement calibrée, écrite pour ressembler à de la télé-réalité avec des effets de caméras tremblotantes et des personnages qui s’adressent à ladite caméra – rien de neuf sous le soleil depuis Blair Witch ou EDtv, en somme. Dans un programme de ce type, il n’y a pas de dialogues « pas clairs », il y a un script, et ce n’est du reste clairement pas une scène d’impro. Fin de la parenthèse.)
Une réponse pas idiote, donc.
Alors mettons. Mettons qu’il s’agisse d’un artifice scénaristique. Un critique américain du nom de David Hiltbrand semble pencher à sa façon un peu pour la même explication, puisqu’il écrit dans cet article :
The farther they go, the stranger things get. A local teen warns them in Spanish not to proceed. « This is Bouina, » she says, pointing at the map. « We cannot go there. It is [untranslatable]. »
First rule of wilderness quests (and this is important): When the subtitles cannot even adequately convey how evil a place is, it’s time to turn the boat around. Pronto.
(J’ai ri. Hi hi.)
Mettons, donc. Jahel a beau prévenir ces concons d’Américains prêts à tout pour sauver leur père/mari/collègue, personne ne l’écoute, comme dans toute bonne fiction d’horreur qui se respecte. Et on rajoute une petite pointe de mystère en ne dévoilant pas tout de la menace terrible qui attend la joyeuse bande.
N’empêche qu’il est lui aussi un peu concon, l’artifice scénaristique. Si le mot est « [UNTRANSLATABLE] », cela veut-il dire qu’aucun des Américains présents ne le comprend ? (Évidemment, nous spectateurs, on nous donne en indices la musique inquiétante et le montage stressant, mais eux, là, qui gesticulent à l’écran, hmm ?) Pour qui est-il « [UNTRANSLATABLE] », ce mot ? Il me semble qu’en une seconde, en un sous-titre, on modifie la position du spectateur. Alors qu’on essayait de l’immerger dans une intrigue pas bien palpitante au demeurant mais ce n’est que mon avis après ce premier épisode qui se veut haletante, on lui impose soudain une distance et on le place en-dehors de la scène. Il n’y a pas de cohérence dans ce choix, parce que les premiers propos en espagnol de Jahel sont également sous-titrés alors même que son interlocuteur (un caméraman) ne les comprend pas (il lui répond dans un français plus qu’hésitant, c’est vous dire). Donc ce sous-titrage n’est pas une façon de placer le spectateur dans la peau des protagonistes, puisque certains protagonistes ne comprennent pas l’espagnol. Mais cette réplique-là, on ne va pas te le traduire, ami téléspectateur. Débrouille-toi avec cette information, c’est [INTRADUISIBLE], tu n’as pas besoin d’en savoir plus.
J.-le-lecteur-sympa (qui traduit notamment depuis l’espagnol) m’indique dans son mail qu’il s’agit sans doute d’un terme issu d’un dialecte amazonien et rejoint d’autres spectateurs-internautes en supposant qu’il signifie probablement « c’est interdit » ou « c’est maudit », ce qui paraît effectivement assez vraisemblable. Dans ce cas pourquoi ne pas le laisser tel quel dans sa langue d’origine, le mot ? En tout état de cause, je trouve qu’il aurait été bien plus judicieux d’écrire un mot à la place de ces majuscules entre crochets, même un mot inventé (si les scénaristes voulaient éviter la ruée sur Google à la recherche d’un dictionnaire en ligne dialecte amazonien-anglais), qui aurait aussi bien rempli sa fonction intrigante et mystérieuse.
L’intérêt de cet [INTRADUISIBLE], en VO comme en VOST, m’échappe donc un peu. Il attire l’attention, il désespère les linguistes et il fait parler de lui, c’est indéniable. Mais à part ça ?
Flop.
Ah si, il donne l’impression que l’auteur des sous-titres, en VO comme en VOST, est un flemmard incompétent.
Re-flop.
Merci encore à J. pour cette capture d’écran point de départ d’une enquête rigolote.