Du vieillissement
(ou : vous n’emporterez pas vos sous-titres avec vous)
Les traductions vieillissent. C’est un fait, ça paraît parfois bizarre, mais c’est comme ça.
La très grande, l’exceptionnelle, la magistrale brochure de conseils publiée par l’Ataa à destination des gens qui voudraient par exemple faire sous-titrer un film – ou plutôt en l’occurrence diffuser des sous-titres existants – rappelle d’ailleurs :
Mais comment sait-on qu’on a affaire à des sous-titres un peu atteints par la limite d’âge, me direz-vous ? Voici quelques indices qui ne trompent pas, piochés notamment dans une version sous-titrée de Vous ne l’emporterez pas avec vous (Frank Capra, 1938) diffusée récemment sur la chaîne TCM. J’étais doublement émue en revoyant ce film, parce que ces sous-titres étaient les mêmes que ceux qui figuraient sur la VHS du début des années 90 que j’avais vue et revue mille fois dans ma (désormais lointaine) jeunesse. Ce qui veut dire qu’ils ont au moins une vingtaine d’années. Ils sont signés… je le dis ? Allez, « P. M. » (les initiés reconnaîtront sans peine, les autres s’en foutent sans doute un peu). Ils ne sont pas indignes, hein, vraiment pas, ils sont honorables et ont un petit charme suranné. Simplement, ils sont datés.
Quelques indices, donc.
Dans un sous-titrage datant un peu, à vue de nez et en moyenne, 10 à 30% environ des répliques ne sont pas sous-titrées. La page Wikipedia sur le sous-titrage, rédigée en grande partie par Bernard Eisenschitz, auteur de sous-titres bien connu et historien du cinéma, rappelle ainsi :
Au début du cinéma parlant et pendant longtemps, le sous-titre (appelé aussi titre ou intertitre) était censé « résumer » les éléments de dialogue indispensables à la compréhension, d’où l’idée qu’il s’agissait d’une « adaptation ». C’est ainsi que, par exemple, le dialogue subtil de la comédie américaine (dû souvent à de bons auteurs littéraires ou dramatiques) était largement perdu pour le spectateur étranger, au bénéfice de la pure information (cela souvent sur instructions des studios, qui fournissaient à leurs filiales étrangères un texte prédécoupé et pré-résumé). Aujourd’hui, la demande des commanditaires et des spectateurs (et aussi des traducteurs) va plutôt vers une fidélité aussi grande que possible au texte original dans toutes ses nuances (et souvent dans toute sa spécificité, voire sa technicité). Au lieu (ou en même temps que) de résumer, il est souvent plutôt question d’éliminer ce que le spectateur peut comprendre seul, le mot ou la phrase qui double un geste, la répétition en écho.
Il se trouve que votre blogueuse dévouée a retraduit récemment un film des années 30 : vérification faite, 300 sous-titres de plus dans ma version que dans le sous-titrage DVD, qui était manifestement un « vieux » sous-titrage (je me rends compte que je risque de vexer en mettant ce « vieux » à toutes les sauces, mais telle n’est vraiment pas mon intention, vous l’aurez compris, il s’agit juste d’un raccourci commode pour blogueuse paresseuse).
De la même façon, dans Vous ne l’emporterez pas avec vous, les conversations sous-titrées sont vraiment parcellaires. Par moments, on peut légitimement penser que l’adaptateur a préféré ne pas surcharger ses sous-titres, quand plusieurs personnages parlent pratiquement en même temps. Mais la plupart du temps, ce sont des omissions sans réelle justification : une banalité qui passe à la trappe, par exemple, mais la réplique précédente, tout aussi banale, était sous-titrée, alors pourquoi pas celle-là ? Et parfois, on passe à côté d’effets comiques, de répliques moins superflues, etc. C’est dommage. Donc premier indice : des trous dans les sous-titres.
Indice suivant, le jeune couple star du film
1) qui se connaît et se roule déjà des pelles au début du film
2) qui s’apprête à se marier
3) qui parle de tout et de rien
4) qui s’engueule aussi pas mal
Le jeune couple, donc, se vouvoie de la première image à la dernière.
Alors certes, elle est sa secrétaire. Mais il est un peu anticonformiste, ils sont jeunes, beaux, farfelus et amoureux, et en plus à la fin du film elle cesse d’être sa secrétaire, bref ce vouvoiement tombe complètement à plat. D’ailleurs, beaucoup trop de gens se vouvoient dans ces sous-titres. Chez les Sycamore, la famille rigolote et un peu timbrée du personnage joué par Jean Arthur, le grand-père vouvoie son gendre ou le jeune mari de sa petite-fille. Tout le monde vouvoie les domestiques alors que tout le monde papote avec eux comme avec des potes. Certes, certes, le vouvoiement avait la cote (ha !) dans ce type de situations à l’époque, et il l’a encore parfois aujourd’hui. Mais là encore, dans cette famille atypique (façon Groseille) où tout le monde a l’air d’être tombé sur la tête et vit dans une bonne franquette quotidienne et généralisée, on se demande un peu d’où vient ce choix. Par contre, lorsqu’un flic vient questionner l’un des membres de la famille, le traducteur a décidé que pof, il allait le tutoyer. Bien bien, comme vous voulez. Donc indice n°2 : des vouvoiements et des tutoiements pas forcément très naturels.
Dans la liste des signes qui ne trompent pas, on trouve aussi un argot et un langage familier qui font parfois sourire. Ainsi, quand Jean Arthur est vraiment très très très énervée contre James Stewart, elle utilise le mot qui tue…
« Votre lubie. »
Vous je ne sais pas, mais personnellement, c’est toujours le mot que je balance à la tête de The Man (en le vouvoyant, cela va de soi) quand je suis hyper énervée et sur le point de le quitter.
Parce que c’est un mot terrible, un mot ravageur, un mot poignard.
Voilà voilà.
Idem quand le père de James Stewart n’est pas content du tout de son agent immobilier qui n’a pas réussi à lui acheter tous les terrains qu’il convoitait.
Avec « triste figure », là, papa Kirby est au max (Ouch! That hurts!).
On notera au passage qu’il y a aussi énormément de points de suspension dans les sous-titres un peu datés, alors que curieusement, c’est quelque chose qu’on essaie plutôt d’éviter de nos jours (sauf si une phrase n’est manifestement pas terminée ou se trouve brusquement interrompue, mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure dans ces deux captures d’écran, ci-dessus et ci-dessous).
Pour revenir au langage familier, ajoutons deux captures d’écran où le traducteur a décidé de s’encanailler un peu avec ses personnages d’extraction modeste :
D’un naturel confondant.
Autre point rigolo qui date drôlement une adaptation, les références culturelles. Ici, Halloween : de nos jours, pas un spectateur français n’ignore ce qu’est Halloween. Il y a vingt ans, c’était moins vrai. Alors qu’est-ce qu’on mettait, à la place ?
« La Toussaint », bien sûr. Et pour s’en dépatouiller, on ajoutait (encore !) des points de suspension, un peu comme pour s’excuser platement. Le tout rend ce sous-titre parfaitement incompréhensible (Mais qui a donc sonné avant d’entrer à la Toussaint ? Et pourquoi ? Ces points de suspension énigmatiques annoncent-ils un subplot soudain dans le film ? Mystère, mystère…).
Ajoutons encore qu’on risque de repérer dans les sous-titres un peu datés une proportion certaine de tournures telles que celle-ci :
Le personnage qui parle ayant un langage assez simple et terre à terre dans la VO, on écrirait plutôt « que vous ne pourrez jamais (en) dépenser », me semble-t-il. Pas pour appauvrir la langue à tout prix (je vous vois venir), mais simplement parce que c’est plus naturel et plus rapide à lire.
Et puis le dernier truc qui peut éventuellement commencer à vous mettre légèrement la puce à l’oreille, c’est quand vous reconnaissez dans des sous-titres diffusés en 2012 une phrase qui vous faisait déjà tiquer en 1992 :
Dying to see you, quoi…
Hem.
Bon, et puis pour voir à quoi ressemble une traduction qui vieillit vraiment, vraiment mal, allez donc relire celle de Catcher in the Rye (j’ai mis à jour ce billet déjà un peu ancien (lui aussi, décidément) il y a quelques jours pour y ajouter une autre traduction française du passage cité, allez-y, je vous dis !).