Markowicz, Dosto et le punk russe des années 90
Je me souviens bien de ce jour-là.
Classe de première, petite salle de l’option théâtre de l’autre côté de la cour, une cinquantaine (une soixantaine ?) d’élèves assis en cercle dans la pièce.
Du thé à la menthe servi dans des verres, aussi.
Et ce monsieur pas très grand au milieu du cercle.
Je n’avais aucune idée de qui il était, ce monsieur.
Bien sûr, on nous avait dit son nom : Markowicz (sans prénom, c’était sans doute un signe qu’on aurait dû savoir qui c’était), traducteur de Dostoïevski, auteur de l’adaptation de Crime et châtiment qui devait être prochainement présentée au Maillon, blablabla, les classes de russe et de théâtre étaient invitées à le rencontrer. Fort bien.
Il avait un air à la fois doux et fiévreux, ce M. Markowicz.
Et il nous a raconté comment il avait retraduit Dosto (parce que tous les gens qui ont lu Dostoïevski dans le texte l’appellent Dosto). Il voyait bien qu’on ne prenait pas vraiment la mesure de ce que ça représentait, de retraduire Dosto, mais peu importe, il racontait quand même. Il était très à l’aise, accessible, content de parler de son métier, prêt à répondre aux questions qu’on ne pensait même pas à lui poser.
Très honnêtement, je ne saurais plus vous dire, là, 15 ans plus tard, ce qu’il nous a raconté dans le détail. Il faut dire qu’il y avait M., à côté de moi, qui me racontait des conneries pour me faire marrer (et il y arrivait plutôt bien).
J’en ai surtout gardé une impression générale, donc, mais je me souviens d’un truc précis : la traduction de l’adjectif тяжёлый (lourd) dans Crime et châtiment. Markowicz le prononçait avec un bel accent russe, ce тяжёлый, avec le « ё » pile poil entre « (i)ô » et « eu », chose dont j’étais bien incapable.
Il disait (et je ne suis pas allée lire Crime et châtiment en russe pour le vérifier, donc faisons-lui confiance) que ce mot revenait tout le temps dans l’oeuvre. Et qu’il avait été très surpris de constater que dans les traductions antérieures de Dosto, les traducteurs français ne le répétaient pas. Ils trouvaient des périphrases, des synonymes, ou alors ils éludaient, appliquant la règle bien française qui veut qu’on ne répète pas un mot à moins d’une page d’intervalle, « d’ailleurs c’est ce qu’on a dû vous apprendre en cours de français ».
Pourtant, disait Markowicz, c’était ce тяжёлый qui faisait tout le sel de Crime et châtiment – un roman lourd et l’histoire d’un fatum plus pesant encore. Couper тяжёлый dans la version française, c’était un crime, en somme (qui méritait châtiment, à n’en point douter) !
Je ne sais pas pourquoi, seule cette anecdote m’est restée précisément, dans cette sorte de master class de traduction (si si).
Ça m’a appris un mot, тяжёлый, que je n’ai jamais oublié depuis et jamais cherché avec hésitation ou bredouillements malgré ma piètre maîtrise de la langue de Dosto.
Si bien qu’on peut dire que c’est grâce à André Markowicz que j’ai découvert le punk russe.
Je vous jure.
Quelques mois plus tard, les classes de russe (et moi avec, donc) sont parties en voyage scolaire à Saint-Pétersbourg. Une très grande claque pour tout le monde, dix jours absolument inoubliables.
Dans les rues de Piter (parce que tous les gens qui sont allés à Saint-Pétersbourg l’appellent Piter), entre autres choses, il y avait des baraques minuscules qui vendaient des CD entassés en piles derrière de petites vitrines. 99% des albums étaient de la pop ou du rock anglo-saxon piraté. Mais votre blogueuse dévouée avait décidé de repartir avec un album d’authentique rock russe et mobilisé toutes ses maigres ressources linguistiques pour en dégoter un.
J’ai fini par réussir à me faire comprendre d’un vendeur qui m’a dit d’un air perplexe qu’il n’avait pas grand-chose et que c’était une drôle d’idée, mais m’a quand même sorti trois albums. Les deux premiers, je n’en ai aucun souvenir, mais le troisième, c’était celui-là :
Outre le fait que le subtil graphisme de la pochette semblait correspondre tout à fait à ce que j’écoutais à l’époque, il y avait тяжелы dans le titre de l’album. Et un album dont le titre contenait ce mot magique, le mot de Dosto, le mot de Markowicz, ne pouvait pas être fondamentalement mauvais, clairement.
Alors j’ai acheté l’album.
J’ai attendu d’être rentrée en France pour l’écouter (et chercher dans mon dictionnaire la signification du mot « кирпичи », ce qui m’a permis de constater que l’album s’intitulait en gros « les briques sont lourdes ») et ma foi, c’était tout à fait ce que j’attendais.
Le groupe (Кирпичи, donc) lors de son retour sur scène en 2010, interprétant le premier titre de l’album cité ci-dessus
Donc en résumé, André Markowicz est quelqu’un qui vaut vraiment vraiment la peine d’être écouté.
Et ça tombe bien, parce qu’il était invité dans l’émission « Ouvert la nuit » de France Inter il n’y a pas longtemps, avec sa compagne et complice de traduction Françoise Morvan (c’est à 55 minutes environ et c’est assez rafraîchissant).