Yorgué
Jorge Semprún s’est éteint la semaine dernière, donc.
Jorge Semprún qui, bien malgré lui, me plaça il y a fort longtemps dans la même situation que les McDo-istes dont je me gaussais amicalement il y a quelques jours.
Si, je vous jure, il y a un lien, zallez voir.
Jorge Semprún, donc. Je vous resitue les choses : 1994, parution de son roman L’écriture ou la vie. Je dois être en 3e et j’ai Mme B. en français, une dame pas bien palpitante dont le nom de famille est (hasard ou coïncidence) l’homophone parfait du truc lourd et sphérique en métal qu’on attache au pied des forçats.
Mme B. est trèèèèès enthousiasmée par L’écriture ou la vie. En plus la 3e, c’est l’année où on étudie la seconde Guerre mondiale en histoire. Et puis on est en 1994-1995, années de nombreuses commémorations de la fin de la guerre et de la libération des camps. Ce contexte ô combien favorable lui donne des ailes, à Mme B. Poussée par une audacieuse tentative de coordination des programmes entamée avec des profs d’autres disciplines, elle laisse libre cours à son exaltation, incitant vivement ses élèves à se pencher sur l’oeuvre de Yorgué Sèmmproune et à lire au moins son dernier opus, et tant pis si c’est pas au programme.
Car oui, allez savoir pourquoi, Mme B. a décidé de prononcer Yorgué Sèmmproune le nom de ce brave homme. En matière de langues étrangères, Mme B. est manifestement totalement décomplexée et il est permis de penser qu’elle n’a pas dû faire espagnol deuxième langue – mais votre blogueuse dévouée non plus, en même temps, donc ça ne la choque pas, à l’époque, cette prononciation qui ne ressemble à rien, ni à de l’espagnol, ni à du français.
Comme elle est déjà très dévouée à l’époque, eh ben votre blogueuse dévouée, elle les lit, les bouquins de Yorgué Sèmmproune. Elle se penche sur son cas tout comme on lui a demandé, et elle va même assister à une rencontre littéraire avec l’écrivain à la librairie du coin. Et d’ailleurs, ça l’intéresse, donc elle est ravie, donc tout le monde est content.
Et autant dire que Yorgué Sèmmproune, elle maîtrise grave. Si si, grave, je vous prie de me croire.
Quelques années passent.
En 1999, votre blogueuse toujours dévouée, exilée outre-Manche, a pour prof de littérature une sorte de Dieu Vivant (vivant à l’époque, du moins) dont elle a déjà parlé de temps en temps ici, qui respire l’intelligence et l’érudition massive mais discrète par toutes les mailles de ses pulls en laine verte.
Un jour, on parle dans un de ses cours de littérature des camps, entre autres. On arrive à Primo Levi. On passe aux auteurs francophones.
Et là, pour une fois qu’elle a l’impression de maîtriser (grave) son sujet, pour une fois qu’un cours de Mme B. semble pouvoir lui servir à quelque chose, pour une fois qu’elle ose prendre la parole dans ce groupe où elle est la seule à ne pas être de langue allemande, pour une fois qu’elle a l’impression d’avoir un truc vaguement pertinent à dire dans ce cours de haute volée animé avec flegme et brio par le Dieu Vivant, votre blogueuse dévouée tente, timidement :
« Yorgué Sèmmproune, zum Beispiel? »
Blanc.
Mais blanc total, un silence qui friserait presque le néant si je n’entendais pas soudain ma respiration angoissée.
Je vois bien que le Dieu Vivant, dans sa très grande bienveillance et sa profonde humanité, me fixe attentivement avec pitié empathie, en essayant de donner un début de sens à ce que j’ai dit. Tandis que je bredouille un truc indistinct en devenant écarlate, un éclair illumine son regard (parce qu’il est vraiment trop fort, le Dieu Vivant), et il me répond :
« Sie meinen wohl… Georges Samprain? »
Voilà.
Voilà, oui, c’est sans doute ça que je voulais dire, avec le même accent français impeccable. Mais je ne l’ai pas dit. J’ai dit Yorgué Sèmmproune, pas Georges Samprain.
Et zou, ridiculisée à jamais aux yeux du Dieu Vivant. Tout ça à cause de Mme B. qui n’avait pas fait espagnol deuxième langue et ne s’était pas donné la peine de se renseigner sur la prononciation du nom de Yorgué Sèmmproune avant d’en parler à ses 3e pour leur permettre de briller plus tard dans les salons mondains.
Boulet, tiens.