Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

SOS citations, j’écoute ?

Il y a un truc auquel on ne pense jamais quand on parle de traduction de documentaires.

1. On peut tomber sur un documentaire en allemand consacré à un sujet très français. Chouette, ça veut dire qu’on n’aura pas de mal à trouver de la doc.

2. Mais : on peut tomber sur un documentaire en allemand qui comporte des citations françaises traduites en allemand.

3. Et : on peut tomber sur un documentaire en allemand qui comporte de très nombreuses citations françaises traduites en allemand sans jamais citer ses sources.

Non, on n’y pense jamais. Parce que, franchement, ça n’a l’air de rien, comme ça.

Je dissipe tout de suite le très léger doute qui te tenaille et que je perçois jusque sur mon écran de PC, lecteur perplexe de ce blog : nan-nan, les citations françaises traduites en allemand, on n’a pas le droit de les retraduire en français.

Faut quand même le préciser, parce que c’est ce qu’avait fait une consoeur dans une traduction que j’ai eu le plaisir de relire il y a quelques années : retraduire une lettre de Louis XIV de l’allemand en « faux ancien français ». À la question que je lui posais innocemment (« Tiens, tu n’as pas mis la référence de la source où tu avais trouvé l’original, histoire que le relecteur de la chaîne Kulturelle qui nous fait vivre ne corrige pas bêtement une citation d’origine du bonhomme ? »), elle me répondit fort naïvement :

Tss-tss-tss… Consoeur chérie, excuse-moi de te le dire aussi abruptement, mais ça ne va pas du tout, ça ! Allez zou, à la biblio !

Donc on ne retraduit pas : on cherche la citation originale.

Et là, il y a plusieurs cas de figure.

  • La citation idéale

    « Ich komme nach dem Theater zu Ihnen. Ich will Julia, Rosette und Eulalia haben. Sie sollen das kurze Morgenkleid tragen. »

    La citation idéale est complète, référencée et retrouvable en un quart d’heure maxi sur Internet. En l’occurrence, on nous dit dans la narration du documentaire (un programme consacré à l’histoire de la prostitution) qu’elle est issue du Portefeuille de Madame Gourdan, c’est-à-dire de la correspondance d’une mère maquerelle parisienne du 18ème siècle. Et miracle de la numérisation, le recueil est consultable sur GoogleBooks (je ne le retrouve pas en intégralité pour indiquer le lien là tout de suite, mais il me semble bien que c’est là que je l’avais déniché en 2009). C’est l’occasion de feuilleter virtuellement ce curieux document et de retrouver en quelques dizaines de minutes toutes les citations qui figurent dans le documentaire, y compris celle qui nous intéresse :

    Dans ces cas-là, c’est fastoche (et rigolo parce que j’aime bien la typographie irrégulière des très vieux bouquins). En résumé : la citation idéale, on ne se souvient même pas qu’on a dû la chercher.

  • La citation pas référencée, mais sympa quand même

    « Unsere Maler sind dazu gezwungen, die Poesie der Bahnhöfe zu entdecken, so wie ihre Väter die Poesie der Wälder und Flüsse entdeckt haben », schrieb Emil Zola.

    Celle-ci sort du documentaire du moment, un très beau programme sur l’Impressionnisme, élégamment parsemé de citations dans ce genre. Mon premier réflexe : tenter une recherche Google sur ce qui me semble pouvoir être un bout de la citation originale (en l’occurrence, « die Poesie der Bahnhöfe », ça sent à vingt mètres la traduction de « la poésie des gares »). Coup de bol, je tombe directement sur la phrase que je cherche : « Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves ». On m’apprend même qu’elle sort de La bête humaine, ce qui est parfaitement logique vu le thème. Youpi, une bonne chose de faite, on passe à la suivante.

  • La citation référencée, mais qui prend des heures à retrouver

    Pour être tout à fait honnête (on se connaît trop bien pour que j’essaie de t’embobiner, lecteur de longue date (ou pas) de ce blog), je n’aurais sans doute pas lu Les Bienveillantes si je n’avais pas traduit un documentaire sur ce bouquin en 2008. Mais même comme ça, je n’avais pas forcément prévu de le lire de bout en bout, je dois aussi l’avouer. Au départ, j’envisageais plutôt de le parcourir un peu « en travers », histoire de situer les personnages, de repérer les épisodes importants et de me faire une idée du style et de la structure du roman, vu que je n’avais qu’une petite semaine pour cette traduction.

    Le hic ?

    Les citations. Des paragraphes entiers repris dans la narration, sans référence de chapitre et encore moins de page. Or des pages, il y en a dans Les Bienveillantes : 903, pour être précise. Ce fut long. Et pénible, parce que ce bouquin n’est vraiment pas un modèle de finesse. La dernière citation apparaissait à la page 813 de l’édition française. Non, je ne vous dirai pas si j’ai lu les 90 dernières pages des Bienveillantes, n’insistez pas.

  • La citation pénible, car un peu détournée de son sens et de son contexte d’origine

    Mittlerweile ist der Place Pigalle « in den Herrlichkeiten und Drangsalen des Lebens gealtert » wie Baudelaire es schon 1859 voraussah.

    Pas besoin d’être germaniste pour comprendre que dans la narration (avant et après les guillemets de la citation, quoi), il est question de Pigalle et de Baudelaire. L’avantage avec Baudelaire, c’est qu’il est dans le domaine public et donc consultable sur Wikisource et autres sites bien pratiques pour les recherches des traducteurs. Donc je me plonge dans la correspondance de Baudelaire et dans ses écrits publiés aux alentours de 1859 pour retrouver ce fameux passage consacré (semble-t-il) à Pigalle. Manque de bol, il n’en parle pas trop, de Pigalle. Pas grave, je tente des recherches avec « splendeurs » (Herrlichkeiten), « tribulations » (Drangsalen), et d’autres termes qui pourraient potentiellement être les mots d’origine de la citation de ce cher Charles. Rien, rien, rien qui ressemble à une réflexion sur l’avenir de Pigalle. Un peu désespérée après 30 bonnes minutes d’épluchage, j’essaie quand même de voir si la citation en allemand est répertoriée telle quelle quelque part. Youpi, il y a UNE occurrence dans un bouquin consultable sur GoogleBooks qui réunit des essais de l’auteur datant des années 1857-1860. Ce qui me permet enfin de resituer la citation et de constater qu’il n’est pas du tout question de Pigalle dans le texte d’origine :

    (Je souligne ce qui correspond à l’allemand, rien que pour toi, lecteur non germaniste et donc fort méritant de ce blog : )
    « Ce n’est pas seulement les peintures de marine qui font défaut, un genre pourtant si poétique ! (…), mais aussi un genre que j’appellerais volontiers le paysage des grandes villes, c’est-à-dire la collection des grandeurs et des beautés qui résultent d’une puissante agglomération d’hommes et de monuments, le charme profond et compliqué d’une capitale âgée et vieillie dans les gloires et les tribulations de la vie.«  (Baudelaire, Salon de 1859)

    Voilà, tout ça pour ça. Et maintenant, débrouille-toi pour réinsérer la citation dans ta trad, cocotte.

  • La citation approximative (donc exaspérante) et un peu coton à retrouver (surtout quand elle est, elle aussi, un chouia détournée de son sens d’origine).

    Parfois, je dis bien parfois, le réalisateur du documentaire prend des libertés quand il traduit une citation française en allemand. Il la tourne un peu comme ça l’arrange pour la caser au mieux dans ses phrases ou pour qu’elle serve son propos.

    On revient là au documentaire sur l’histoire de la prostitution (tu suis, lecteur attentif de ce blog, hein ?), qui évoque la correspondance d’un proxénète avec une prostituée dans les années 40 en France. Avec un bon peu de recherches, je retrouve non pas la correspondance en intégralité, mais une longue étude qui lui est consacrée (Cyril Olivier, « Un proxénète écrit à Suzy en 1941 ») et qui cite copieusement les lettres.

    Parfois, la citation allemande est sérieusement raccourcie, mais ce n’est pas trop grave :

    « Ich werde dir sagen, dass ich dich immer liebe und dass ich nicht ohne dich leben kann. Mit diesem Stück Papier schicke ich dir einen Windstoß von verrückten Küssen. »

    (Je souligne les passages correspondant à l’allemand 🙂
    « Maintenant mon amour, je vais te dire que je t’aime toujours et que je ne puis me passer de toi, que je veux que tu me restes, et qu’aucun mirage ne vienne assombrir l’amour que j’ai pour toi. Au revoir chérie, je t’envoie avec ce bout de papier tout l’amour que j’ai pour toi et une rafale de baisers fous. »

    Mais ailleurs, la traduction allemande m’embête. Parce que dans ses lettres, le proxénète manipule vachement la fille, et le bout de citation choisi gomme un peu ce côté :

    “Du weißt doch, dass ich dich nicht ausschimpfen werde, wenn du alles tust um Geld zu verdienen.”

    (Littéralement : « Tu sais bien que je ne te gronderai pas, dès lors que tu fais tout ton possible pour gagner de l’argent. »)

    Citation correspondante – du moins je suppose – remise dans son contexte :

    « Si par hasard tu travailles moins une semaine que l’autre, et bien tu cherches à te rattraper la semaine suivante. Tu sais bien que je ne te gronderai pas si tu fais ton possible pour arriver, ce que je suis certain, et comme nous avons déjà un peu d’économie, nous pouvons voir venir. Naturellement, ce n’est pas une raison pour s’arrêter en croyant que notre fortune est faite, non ! »

    Voilà pour le mini-dilemme de la citation approximative et détournée (ah, on ne fait pas un métier facile, ma bonne dame). Cela dit, quand ladite citation apparaît dans la narration du documentaire, aucun problème en général pour rétablir le texte d’origine quitte à ajouter une petite note de bas de page pour signaler le problème et montrer qu’on est un professionnel consciencieux ce qui ne fait jamais de mal.

  • La citation qu’on n’a pas trouvée sur Internet – et non, on ne peut pas la laisser comme ça.

    Retour à l’Impressionnisme !

    « Im Freien wir man dazu geführt, Töne auf die Leinwand zu setzen, die man sich im abgeschwächten Licht des Ateliers nicht vorstellen kann », schrieb Auguste Renoir.

    Et un peu plus loin…

    « Ich fand im ‚Moulin de la Galette’ Mädchen genug, die zu mir als Modelle kommen wollten,…man darf nicht glauben, dass diese Mädchen für den ersten besten zu haben waren. Man fand zuweilen überraschende Tugend bei Ihnen, obwohl sie von der Gasse kamen », schrieb Renoir.

    Voilà, on arrive aux citations prise de tête…

    Recherche Google sur les termes possibles de la version française : check. Pas de résultat.
    Recherche sur des sites énumérant des citations de Renoir : check. Pas de résultat.
    Recherche sur des sites consacrés à l’Impressionnisme plus généralement : check. Pas de résultat.

    On passe donc aux bon vieux supports papier. Mais par où commencer, quand on n’a que quelques jours pour retrouver ces $#%*!@ de citations ?

    Etape numéro un : un peu de logique. On va se concentrer sur la correspondance de Renoir et sur les bouquins réunissant ses écrits sur l’art. Mais même ça, ça fait quelques pages à éplucher. On procède par élimination : on a affaire d’une part à une citation un peu généraliste sur les joies de la peinture en extérieur et d’autre part à un bout de récit des séances de peinture au Moulin de la Galette. Les candidats idéaux semblent être les Ecrits et propos sur l’art de Renoir, sa correspondance avec son galeriste Durand-Ruel, ainsi que les écrits-souvenirs d’Ambroise Vollard (par exemple cette édition), marchand de tableaux. Reste à trouver les bouquins.

    Etape numéro deux : the quest. Bibliothèques diverses et variées, sites de bouquins d’occasion qui livrent rapidement, Fnac en désespoir de cause (technique testée une fois précédente : feuilletage-épluchage discret du bouquin en question pendant une petite demi-heure au rayon BD de la Fnac où il y a toujours des gens qui viennent bouquiner, puis coup de fil à moi-même pour dicter le passage tant recherché à mon répondeur de téléphone fixe). (Note to self : je pourrais aussi faire un billet sur les ouvrages incongrus achetés juste pour le boulot, tiens.)

    Etape numéro trois : l’épluchage. Compter quelques heures.

    Etape numéro quatre : youhou, j’ai plus d’yeux, mes oreilles bourdonnent et je termine ma troisième cafetière, mais j’ai tout retrouvé ! Et notamment :

    « En plein air, on est amené à mettre sur la toile des tons qu’on ne pourrait pas imaginer dans la lumière atténuée de l’atelier. »

    « J’avais eu la chance de trouver, au Moulin de la Galette, des fillettes qui ne demandaient pas mieux que de poser (…). Il ne faut pas croire toutefois que ces filles se donnaient à qui voulait. Il y avait, parmi ces enfants lâchées dans la rue, des vertus farouches. »

    Etape numéro cinq : une fois qu’on a trouvé et fait une petite danse hystérique, stylo à la main, surtout ne pas regarder par curiosité si la citation est quand même sur Internet.

    (Etape numéro six, optionnelle : voir que si.)

    Etape numéro sept : sortir le whisky et noyer son chagrin. Ou sortir le whisky pour fêter la fin de la recherche de citations, si on a eu la présence d’esprit de ne pas passer par l’étape numéro six.

  • La citation qu’on ne trouve pas.

    Ben oui, théoriquement, ça peut arriver… Quand j’ai commencé la rédaction de ce billet, j’étais coincée avec mes citations de Renoir et je n’en menais pas large. Impossible de savoir si j’allais terminer sur une note optimiste ou sur un fiasco complet (quel suspense dans ma vie, lecteur passionné de ce blog, quel suspense !).

    Puisque l’optimisme est de rigueur, on va dire qu’une citation peut toujours être retrouvée 1. si la traduction ne la déforme pas trop (voir ci-dessus) et 2. si on a un peu de temps. Mais si on ne trouve pas ce qu’on cherche, qu’est-ce qu’on fait ?

    Bluffer et retraduire en se disant que personne ne va aller vérifier ? Dans le cas de Baudelaire et de Zola, j’aurais un peu des scrupules à faire du « à la manière de », je dois dire. La traduction allemande des citations de Renoir, par ailleurs, était beaucoup plus plate que l’original, ce qui aurait fait perdre tout leur sel aux phrases françaises. Et puis voilà, quoi, c’est pas pro… Donc bof.

    Reformuler la narration pour éviter de passer absolument par la case « ouvrez les guillemets » ? Oui, plutôt. Avec une note de bas de page et de plates explications pour dire qu’on a cherché, cherché, cherché, en vain.

    Mais que si on avait les coordonnées de la boîte de prod ou du réalisateur, on pourrait, peut-être, qui sait, encore trouver…

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