Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Les bons côtés (enfin)

Je ne sais plus combien de fois j’ai écrit ici qu’à l’occasion, il faudrait vraiment que je rédige un billet sur les bons côtés de la traduction audiovisuelle en freelance. Parce que quand même : je râle, je râle (et je ne suis pas la seule, d’ailleurs), mais je ne suis pas complètement masochiste, après tout. Quand on reste dans la traduction sans envisager de faire une reconversion en soudure, en comptabilité ou en paysagisme dans un avenir proche, c’est qu’on y trouve quand même un peu son compte.

Et comme j’essaie désespérement de voir le verre à moitié plein, ces temps-ci (mais diantre, quand il est objectivement plus qu’à moitié vide, c’est vachement plus difficile), j’ai décidé de me lancer.

Donc : qu’est-ce qui fait avancer la traductrice ? À part le café noir, le whisky et les drogues dures, je veux dire.

L’écriture, d’abord. J’aime écrire, mais sans prendre de risques. Inimaginable pour moi de me lancer à l’assaut d’une page blanche comme ça, sans cadre, sans directives, sans rien. Pas d’idées, pas d’imagination, rien à dire. J’ai besoin d’un environnement bien structuré, de contraintes. Et quoi de plus contraignant qu’un texte source ou un film à traduire ? Jusqu’au bout, le document d’origine restera penché sur mon épaule à regarder ce que je fais, comme un voisin inquisiteur dans le métro, tantôt bienveillant, tantôt pénible. C’est parfait, ça me laisse juste assez de marge de manoeuvre pour jouer avec le vocabulaire, les phrases, la langue, sans avoir la responsabilité du contenu d’origine.

La langue toujours remise en question, ensuite. Se poser 10 000 fois par jour la question : « Mais bordel, comment on dirait ça SPONTANÉMENT en français ? », c’est assez sain, en fin de compte. Cela provoque certes des déformations professionnelles assez agaçantes pour mon entourage (crise d’hystérie sur canapé devant les fautes de français au JT, fous rires légèrement gênants pour quiconque m’accompagne face à des panneaux mal orthographiés, etc.) – mais c’est aussi un moyen de maintenir les cellules grises en éveil et de conserver une certaine hygiène linguistique.

Les autres langues, bien sûr. Cela va de soi : garder le contact avec l’anglais et l’allemand, mais aussi avec les cultures qui s’y rapportent, c’est un bonheur immense – et je pèse mes mots. Continuer à s’immerger régulièrement dans ces « ailleurs » devenus curieusement familiers au fil des ans, c’est une façon d’entretenir cet amour des langues étrangères qui m’accompagne comme un fil rouge depuis une quinzaine d’années. Et de revivre un peu (je dis bien un peu) l’émerveillement de ces années de l’adolescence où j’ai compris que plus tard, il faudrait absolument que je travaille avec les langues même que sinon je serai très malheureuse.

Et puis le passage, logiquement. Oui-oui-oui, c’est un poncif poussiéreux comme c’est pas permis, le traducteur est un passeur. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit de son métier. Le passage se vit et se revit à chaque instant, à chaque phrase, à chaque mot ou presque. Faire coïncider aussi strictement que possible deux langues, deux réalités, deux systèmes de pensée, deux façons de restituer le monde, est un exercice aussi exaltant que minutieux. Comme une construction en allumettes qu’on essaierait de reproduire en miroir, mais avec un autre modèle d’allumettes. Fascinant.

Le vertige du hiatus. Mais si, vous voyez de quoi je veux parler. Ce hiatus qui subsiste entre le texte source et le texte cible. La phrase traduite est toute belle, elle tient debout, elle est fluide, elle est parfaitement juste du point de vue du sens et de la terminologie, elle a même l’air d’avoir été écrite directement en français par un locuteur natif. Mais il reste ce « petit rien » qu’on n’arrive pas à rendre en français malgré les heures passées à retourner la phrase dans tous les sens et les dizaines de solutions de traduction déjà testées. Et le traducteur est pris d’un léger vertige devant ce truc indéfinissable qui l’empêche d’être complètement satisfait de sa phrase. Nous y voilà : le perfectionnisme, l’insatisfaction… Un moteur formidable (et inépuisable).

Les choses qu’on apprend. Et il y en a, des choses, à apprendre, tout le temps ou presque. La civilisation de l’Indus ? Les Mapuches ? L’oeuvre photographique de Horst Wackerbarth ? L’inégalité des sexes devant la maladie ? La vie d’Elvis ? L’épopée du cabillaud ? Le retour des Allemands d’origine turque à Istanbul ? Tout ça, et tout le reste. J’apprends et je me fiche de rester à la surface des choses, parce que j’apprends quand même, je découvre quand même et j’approfondis ce qui me plaît, quand ça me chante. J’apprends, donc je suis.

La deuxième vie de la traduction audiovisuelle. Car elle ne s’arrête pas au papier ou au listing de sous-titres, la traduction audiovisuelle : une fois qu’elle a quitté l’ordinateur du traducteur, elle prend vie, une deuxième vie. Elle s’inscruste au bas de l’écran et devient partie intégrante du film, ou elle quitte la forme écrite pour se transformer en voix. C’est un peu magique. Oui, c’est le quotidien du traducteur de l’audiovisuel, et oui, ça continue à m’émouvoir, je dois être sentimentale.

La liberté de dire « non ». Pas toujours, pas tous les jours… on est bien d’accord. Mais dans « freelance », il y a « free » (ouais, je sais, elle est facile), et il y a des moments où on en est très conscient. Envoyer gentiment promener les gens avec lesquels on n’a aucune envie de travailler, quitter les clients qui baissent les tarifs, c’est parfois délicat et ça noue drôlement l’estomac, mais qu’est-ce qu’on est content, a posteriori.

Café, clope, radio. Un trio infernal fort agréable réservé aux freelances (ou alors, votre employeur est super cool ET enfreint la loi). Alors oui, pour bien, il faudrait transformer le trio infernal en duo et supprimer la clope. Mais en attendant de m’atteler sérieusement au problème, c’est un avantage non négligeable de cette forme d’exercice de la traduction. Une forme de rituel, aussi, sans doute, un truc un peu rassurant qui m’aide à me mettre en route le matin. J’en ai besoin, semble-t-il.

Boulot-dodo, mais sans métro. Non, ça ne me gêne pas de ne pas faire 75 minutes de trajet matin et soir pour me rendre à mon lieu de travail. Non, ça ne me gêne pas non plus de ne pas devoir retenir ma respiration et rentrer le ventre au milieu d’une foule d’anonymes qui font la gueule sur la ligne 1 (densité estimée : 45 personnes au mètre carré). Non, vraiment, ça va, n’insistez pas.

Les confrères. On n’a pas de collègues, quand on travaille seule à domicile, mais on a des confrères, et dans l’ensemble, ils sont plutôt chouettes, les confrères. Je ne dis pas ça pour te flatter, lecteur-traducteur de ce blog – et puis tu sais comme moi qu’il y a des cons chez les traducteurs comme partout, c’est évident (et attesté). Mais ceux que je connais un peu dans la vraie vie sont plutôt des gens bien et je suis à peu près sûre que le fait de ne pas se voir tous les jours comme on a de fortes chances de le faire avec des collègues de bureau permet de créer des liens plus sereins et peut-être plus durables.

La non-vie en entreprise. Ne pas être sous le regard des Autres (cet enfer) en permanence, ne pas subir les petites ou les grandes humiliations du quotidien, ne pas lécher trop de bottes, ne pas être obligée d’être aimable avec des gens qu’on ne peut pas encadrer, ne pas supporter les conversations creuses à la machine à café, ne pas stresser parce qu’on a 15 minutes de retard le matin, ne pas se sentir obligée de meubler les 30 minutes qui me séparent de l’heure officielle de ma fin de journée en faisant semblant de travailler, ne pas, ne pas, ne pas… (oui, j’ai un souvenir particulièrement exaltant de mes brefs passages par l’Entreprise).


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Comme j’ai dit que j’allais m’efforcer de voir le verre à moitié plein, il va de soi que je ne parlerai pas ici de la paperasse à remplir, des mauvais payeurs à pourchasser, des creux d’activité, des nuits blanches quand le boulot revient, de l’isolement, des baisses de tarifs, des paiements à échéances irrégulières, des traductions alimentaires sans intérêt, de l’enfermement, de la difficulté de trouver un appartement à louer, des clients qui ne comprennent rien à rien, des fluctuations de clientèle, des re-baisses de tarifs, des confrères qui cassent les prix, de l’inexistence des congés payés ou même des week-ends escamotés. Non, cela va de soi, je n’en parlerai pas.

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