Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Don’t delay!

La prospection ? Un aspect essentiel de toute activité indépendante – et la bête noire de certains traducteurs, votre blogueuse dévouée comprise. Comment construire une stratégie de prospection ? Comment aborder les clients potentiels ? Comment les convaincre qu’ils ont besoin de mes services ? Que mettre dans un mail de prospection ? Comment élaborer un site pro ?

Que de questions épineuses…

Fort heureusement, pas de campagne de prospection en cours en ce qui me concerne. Mais dans l’autre sens, j’adoooore me faire démarcher (oh oui, démarchez-moi) par des boîtes qui proposent des trucs dont je n’ai aucun besoin. Toutefois, je crois que j’adoooore encore plus les mails de prospection ciblés sur mon métier, parce qu’en général les produits proposés sont encore moins utiles que dans les mailings commerciaux non ciblés. Je veux dire : les traducteurs, à part des dictionnaires et des logiciels de TAO, il n’y a pas grand-chose à pouvoir leur refourguer.

Or at least you’d think so.

J’ai reçu ce week-end un mail à l’objet décoiffant, me proposant de faire l’acquisition d’une indispensable base de données d’agences de traduction. Et je dois te l’avouer, lecteur incrédule de ce blog, j’ai été séduite. M’interrompant dans mon travail absorbant (si si), j’ai donc pris quelques notes à garder sous le coude pour ma prochaine vague d’e-mails de démarchage, parce que cette offre témoigne d’une maîtrise, que dis-je, d’une science de la prospection assez poussée.

Commençons par l’aspect général du mail, vu de loin :

Je retiens : du jaune fluo, du vert pâle et du rose saumon dans le corps du mail, le tout rehaussé d’un cadre vert fluo – une combinaison audacieuse, indéniablement, et un signe de bon goût (la sobriété est une valeur très surfaite). Mon interlocuteur me montre qu’il est sans doute daltonien ou qu’il pense que je le suis maîtrise parfaitement les effets Wordart et ne s’embarrasse pas de connaissances inutiles type langage html (car oui, le message est constitué d’un unique fichier image).

Mais regardons le détail de cette offre formidable :

Je retiens : penser à donner au mail un petit côté exotique l’air-de-pas-y-toucher, une subtile touche hispanisante qui évoque immédiatement au choix le soleil de Mexico ou les ramblas de Barcelone. C’est une idée de génie, d’autant que l’orthographe est aussi une valeur très surfaite, surtout parmi les traducteurs.

Je retiens : utiliser des phrases coup de poing, imaginatives et idiomatiques – le message publicitaire n’en sera que plus convaincant. Et ne pas hésiter, en cas de panne d’inspiration, à recycler un slogan libre de droits qui a déjà fait ses preuves pendant la première guerre mondiale (alors c’est dire).

Je retiens : apporter une information essentielle à mon interlocuteur. En l’occurrence : il y a des agences de traduction qui sont prêtes à payer les traducteurs, et même à payer chaque mot traduit (n’est-ce pas une révolution dans ton monde à toi, lecteur traducteur de ce blog qui pensais maximiser tes revenus en travaillant bénévolement ?). En orange sur fond vert pâle, le message passe mieux : un autre monde est possible, croyez-moi.

Mais vite, passons à l’offre proprement dite :

Je retiens : proposer si possible une offre incomplète, sans prix. Ça fait plus sérieux, plus pro – et un tantinet énigmatique, ce qui ne gâte rien. Ne pas hésiter à entretenir le mystère par des phrases dont le sens est ouvert à de multiples interprétations (« save money for you deserves », quelle idée originale !) – après tout, la traduction est un métier d’écriture, qui dit écriture dit créativité, qui dit créativité dit abandon des contraintes absurdes et oppressantes de la syntaxe et de la grammaire, alors où est le problème, hein ?

Je retiens : tout miser sur l’interactivité et donner envie à mon prospect d’aller voir le site corporate (ah oui, ben si on me le propose comme ça, moi je clique sans hésiter !).

Et je ne suis pas déçue, car cela me permet de découvrir le logo de l’entreprise fictive du prestataire de services :

Je retiens : il est parfaitement inutile de faire appel à un graphiste professionnel. Une photo de gymnaste en justaucorps rose enterrée jusqu’à la taille dans un tas de pommes de terre, quelques polices guillerettes et des tourbillons stylisés figurant d’improbables mouvements rotatifs, et zou, le tour est joué. Là encore, le slogan hautement idiomatique fait merveille et le point d’exclamation est bien employé.

Concernant le reste du site, je ne sais par où commencer mon analyse et ma chasse aux bonnes idées : l’inspiration transparaît partout, à chaque ligne, à chaque page (bon, il y en a trois, hein, des pages).

Ce que je retiens peut-être en premier lieu, c’est la richesse d’un argumentaire commercial qui n’a pas peur d’assumer les contradictions inhérentes à la vie même :

Mais je note aussi que le petit côté énigmatique qui émanait du mail se retrouve avec une belle cohérence sur le site de l’entreprise :

Et puis il y a ce paragraphe inénarrable :

Je retiens : muscler son offre commerciale et proposer au prospect un vrai service utile et exhaustif sous un format facilement exploitable. Mais surtout, une règle d’or : ne pas prendre le client pour un con.

Côté structure du site, je retiens : ne pas oublier de prévoir une page pour afficher les commentaires des pigeons des faux clients des acheteurs contents.


Cette page permet de montrer que les services proposés par l’entreprise donnent toute satisfaction, mais aussi que la société et sa clientèle parlent – très littéralement – un langage commun (quel est-il au juste ? on ne sait pas vraiment). Elle donne aussi l’occasion de mettre en avant les avantages complémentaires du produit vendu (sans extrapoler, je crois qu’on peut déduire de ce qui précède que Valentina Balsic se trouve plus belle maintenant qu’elle a fait l’acquisition de cette extraordinaire base de données, tandis que Jean-Marc reçoit des mails de réponse plus courts depuis qu’il l’utilise pour prospecter – un gain de temps sans doute non négligeable).

Je retiens : attention, ne faire figurer que les témoignages dont on est fier (éliminer par exemple ceux qui sont mal écrits ou peu clairs). Et ne pas oublier d’inviter le client potentiel à devenir un « winner », un argument essentiel dans ce monde manichéen où l’on risque de retomber à tout instant du côté des losers.

Enfin, je retiens : en conclusion, marteler un ultime slogan – toujours idiomatique, dans une police lisible et moderne :

Oh no, by all means, don’t delay!

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