Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Harlequinades 2010
Traduction, Saint-Valentin
et chocolats fourrés

Pour cette première contribution aux Harlequinades, j’ai préféré ne pas m’éloigner de la thématique vaguement principale de ce blog (prudence, prudence, ne sortons pas trop des sentiers battus). Je te propose donc, lecteur amateur (ou pas) d’eau de rose de ce blog, d’aborder selon un schéma extrêmement original en trois parties trois sous-parties l’image de la traductrice dans L’Amant de l’hiver (Meryl Sawyer, Harlequin, 2007 – traduction française : votre blogueuse dévouée), court roman publié dans le cadre d’un ouvrage spécial Saint-Valentin rassemblant trois récits de très haute volée.

Résumé express de l’œuvre : Alexia, jeune traductrice célibataire déprimée et critique gastronomique à ses heures perdues, rencontre Kyle Paxton, propriétaire d’un resto branché du coin. Elle tombe sous son charme parce qu’il est bôôô et qu’il a tout plein de charme et d’humour, mais elle craint le pire : comment réagira-t-il en apprenant qu’elle est l’auteur d’une critique assassine de son établissement ?

I. Le quotidien de la traductrice : chaos solitaire, boulimie et misère affective

L’incipit de L’Amant de l’hiver s’ouvre sur une réplique rageuse (« Zut ! Les draps sont pleins de chocolat. ») qui donne le ton et nous nous plonge d’emblée in medias res, dans le quotidien sordide de la traductrice indépendante. Le personnage travaille sur son lit – les draps sont « froissés », un « fouillis » encombre les lieux, une boîte de chocolats s’est renversée sur le lit : une image apocalyptique se dessine instantanément dans l’esprit du lecteur, grâce à la richesse d’évocation de cette description initiale. Les marques du laisser-aller physique sont en outre omniprésentes : un peu plus tard, lorsque la jeune femme sort pour se confronter au monde extérieur, on apprend qu’elle a « une mine à faire peur », que « comme tous les jours ou presque, elle [n’est] pas maquillée » et que sa coiffure est « asymétrique » (une faute de goût indéniable). Quant à ses « cernes », ils témoignent d’un rapport difficile au sommeil. Enfin, « son survêtement gris [est] maculé de chocolat et elle [porte] de grosses bottes peu élégantes ».

D’un point de vue psychologique, la traductrice apparaît comme un personnage esseulé, à deux doigts de sombrer dans de graves troubles mentaux (« Sans Gordon (NB : son chat), elle en serait réduite à parler aux murs »), mais lucide, toutefois, quant à sa propre déchéance (« Elle venait encore de parler à son chat ! songea-t-elle en soupirant »). Cette situation de spectatrice de sa propre détresse laisse même transparaître, à notre sens, une forme de dédoublement de personnalité ; cette hypothèse sera confirmée par la suite du récit, dans la mesure où Alexia semble toujours happée par une double réalité, prisonnière d’une dualité souvent contradictoire – cf. à titre d’exemple sa double activité professionnelle, de traductrice et de critique gastronomique. Elle compense ce profond désarroi de deux façons : d’une part, par la violence verbale, en agressant son chat (cf. les nombreuses exclamatives des deux premières pages) puis en manifestant une certaine animosité, exprimée ou non, à l’encontre des personnes qu’elle côtoie dans la suite de ce premier chapitre. La scène chez le chocolatier est particulièrement révélatrice à cet égard, puisqu’elle songe à « étrangler » et même à mutiler un vendeur absent, puis « décoche un regard furibond » à Kyle lors de leur première rencontre (aveuglée par sa propre détresse, elle n’a en effet pas remarqué qu’il s’agissait là de l’homme de sa vie, la godiche). D’autre part, elle se réfugie dans un rapport addictif au chocolat. C’est du moins ce que suggère la scène d’introduction, qui nous montre une Alexia sautant sur l’occasion que lui procure la chute de la boîte de chocolats pour aller « se réapprovisionner », selon ses propres termes (qui renvoient clairement au champ lexical de la toxicomanie). Un peu plus tard, on la retrouve prête à acheter une part d’une tarte baptisée « Mort chocolatée », ce qui reflète là encore un rapport malsain, voire mortifère, au chocolat.

Ces difficultés palpables dès les premières pages se doublent, on l’apprend bientôt, d’une intense misère affective (et, en filigrane, sexuelle). L’auteur a le génie (n’ayons pas peur des mots) de situer son récit un jour de Saint-Valentin, ce qui lui permet habilement de faire ressortir, en creux, cet autre aspect de la solitude du personnage. Et il n’est bien sûr pas innocent que le fournisseur (osons dire : « le dealer ») de chocolats attitré d’Alexia, qui est aussi son seul véritable ami, se prénomme lui-même Valentin. Dans la boutique du père Valentin, l’héroïne est brutalement confrontée au bonheur amoureux des autres et se trouve réduite à absorber une confiserie au nom lourd de sens (« Fantasme de Minuit ») pour compenser son intense frustration. C’est dans ces premières pages que l’on apprend, par de fines allusions distillés çà et là, qu’Alexia était sur le point de se marier un an jour pour jour auparavant. Ce subtil teaser (que le lecteur me pardonne cet anglicisme) donne bien entendu un éclairage nouveau sur le personnage et sur sa détresse personnelle.

II. Le rapport d’Alexia à son métier : un pis-aller infantilisant

Disons-le sans ambages, la traduction est pour Alexia un métier profondément insatisfaisant, qui contribue sans nul doute à la frustration qu’elle ressent face à sa propre condition. Dans le premier chapitre, nous la découvrons travaillant sur son lit, en train de traduire la notice de montage d’un jouet (un camion de pompier). Cette double infantilisation – le lit, le jouet – voire, triple, si l’on y ajoute les chocolats, reflète les rapports qu’entretient le personnage avec son travail : un pis-aller, quelque chose que l’on fait avant de trouver mieux, et surtout, avant de grandir (je me permets de souligner ce terme à mes yeux clé). Visiblement, elle n’y trouve pas son compte – et on peut le comprendre, la traduction de notices de montage n’étant pas l’activité la plus exaltante qui soit. L’auteur révèle très vite la double vie d’Alexia, traductrice le jour, critique gastronomique (incognito) le soir. Mais il faut attendre la page 31 pour trouver la confirmation du sentiment d’insatisfaction qui n’est qu’implicite dans les premiers chapitres de l’œuvre : « Je ne compte pas rester traductrice toute ma vie. J’ai fait ce métier par hasard. » Kyle, qu’elle vient de rencontrer, renchérit dans ce sens : « Allie, j’ai l’impression que tu gâches ton talent. » (on notera le diminutif employé, nouveau signe d’infantilisation d’Alexia, mais cette fois, par son interlocuteur). En d’autres termes, et peut-être sans le vouloir (car c’est le propre des grandes œuvres que de permettre à l’analyse d’y déceler des éléments de réflexion qui dépassent le propos initial), Meryl Sawyer va ici dans le sens d’un cliché fort répandu : la traduction ne serait « pas un vrai métier », seulement un job que l’on fait temporairement, le temps de trouver mieux. On ne peut que le déplorer, bien sûr, même si ce jugement un peu sommaire s’inscrit dans le cadre plus vaste de l’évolution psychologique du personnage.

Les éléments du parcours d’Alexia qui nous sont communiqués la montrent comme une jeune femme frêle, confrontée aux réalités d’un univers impitoyable : elle révèle ainsi que son ancien fiancé, qui était aussi l’un de ses collègues, « s’attribuait [ses] traductions » lorsqu’elle était traductrice salariée (dure épreuve, indéniablement). On apprend également qu’elle a perdu sa mère très jeune, autre facteur de fragilisation. Par ailleurs, elle semble avoir été ballottée de pays en pays dans son enfance (ce qui explique son excellente maîtrise du chinois) ; mais lorsque Kyle lui demande pourquoi elle n’est pas « à Washington », à travailler « pour un ministère », elle élude la question. Au lieu de faire une force de ce parcours atypique, Meryl Sawyer distille l’idée qu’elle a choisi la facilité. Pourtant, le lecteur perspicace se rend très vite compte que ce manque d’ambition (internationale, en l’occurrence) est circonscrit à son activité de traductrice, puisque l’on sait qu’elle nourrit en secret le projet d’ouvrir un café et de donner ainsi une autre dimension à son activité d’entrepreneur(e). On sent donc bien là le poids d’un métier qui n’est pas choisi, mais presque subi – et l’on ne peut s’empêcher de rattacher cette problématique à celle, plus large, de la crise de l’orientation scolaire et professionnelle, ce qui confère à L’Amant de l’hiver une actualité toute particulière.

Ce n’est que lorsqu’elle réussit à s’échapper du pis-aller qu’est pour elle la traduction, qu’Alexia semble réellement s’animer et revivre. Ainsi, les critiques gastronomiques qu’elle rédige pour le journal local font preuve d’un ton mordant et d’une personnalité bien plus affirmée. Sa rédactrice en chef ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur son travail et l’encourage dans cette voie : (la citant 🙂 « ‘Reflets’ a tout d’un restaurant de Los Angeles. On s’attendrait à voir surgir starlettes et figures de la pègre de derrière les palmiers en carton-pâte… Personne d’autre que toi n’oserait commencer une chronique gastronomique sur ce ton ! […] C’est l’un de tes meilleurs articles ! » La suite du roman confirme cette intuition et suit la jeune fille fragile dans son endurcissement et son passage vers une autre étape de sa vie.

III. Une femme assumée vivant le rêve américain

Très logiquement, la traduction apparaît donc dans L’Amant de l’hiver comme un tremplin, une sorte d’équivalent professionnel (et ô combien moderne) des rites de passage traditionnels. Car en abandonnant peu à peu la traduction (on notera qu’il en est de moins en moins question au fil de l’œuvre), Alexia s’éloigne de sa condition de femme-enfant et entre symboliquement dans un monde d’adultes où elle assume à la fois son caractère bien trempé et ses insuffisances de faible femme. C’est le cas dans sa relation avec Kyle, source de complications et de conflit dans un premier temps. Le jeune homme lui-même la met brutalement face à ses propres contradictions à la fin du chapitre 10 : « Tu veux ouvrir un café, mais tu n’as pas le courage de te lancer. C’est tellement plus facile de te terrer dans ton appartement pour rédiger tes fameux modes d’emploi et d’attaquer le travail des autres en te cachant derrière un pseudonyme ! » C’est deux pages plus loin qu’elle prend pleinement la mesure du vide intersidéral de son existence, tout en relevant (déjà) la tête courageusement : « Elle songea qu’elle ne s’était jamais sentie aussi seule et se mit à pleurer, laissant échapper de longs sanglots silencieux mêlés de fierté. » Lorsqu’elle annonce à son ami Valentin qu’elle compte arrêter la traduction, ses explications témoignent d’une prise de conscience douloureuse de la vacuité et du caractère destructeur de sa double activité : « C’est tout réfléchi […]. J’en ai assez des modes d’emploi ! Et je refuse de continuer à ruiner les restaurateurs de la région avec mes chroniques incendiaires. » (on notera le vocabulaire décidé qui caractérise cette tirade vigoureuse).

Entre états d’âme amoureux et difficultés professionnels, Alexia lutte pendant de longs mois avant de trouver l’équilibre tant recherché. Si l’auteur aborde tout en finesse cette période délicate et ménage à cet endroit du récit une ellipse narrative bienvenue, elle évoque tout de même le calvaire que traverse son héroïne (« Alexia avait dû mobiliser toute sa volonté pour mener à bien son projet » ; « aucune des épreuves qu’elle avait eu à surmonter au cours de son existence ne l’avait préparée à une expérience aussi éreintante »). Nous la retrouvons au chapitre 12 harassée, « mais fière d’elle-même ». C’est la première fois dans le roman qu’elle semble manifester un quelconque sentiment de satisfaction face à sa propre condition. Osons ici un parallèle audacieux : sortie de l’anonymat et de l’enfermement qui caractérisaient ses métiers antérieurs, Alexia accède enfin à la lumière et, telle un papillon sortie de son cocon, s’épanouit dans sa nouvelle vie professionnelle. Incarnation du rêve américain, elle a réussi à s’extraire de sa condition frustrante à la force du poignet et assume désormais pleinement son rôle de femme entrepreneur. Lorsqu’elle revoit Kyle (par hasard, cela va de soi), il la trouve « plus belle encore que dans son souvenir », sans doute parce qu’elle a entre-temps repris le dessus en matière de maquillage et incarne désormais l’archétype de la Femme Barbara Gould.

Mais si l’abandon de l’horrible métier de traductrice lui a permis de prendre son envol professionnel, qu’en est-il de la solitude qui la mine au début du roman ? Sur ce point, on ne peut que noter, une fois de plus, toute l’habileté de Meryl Sawyer – et souligner l’espoir féministe qu’elle semble placer dans son personnage. Car si la rencontre d’Alexia et de Kyle au premier chapitre joue un rôle de catalyseur dans l’évolution de la jeune femme, c’est toute seule qu’elle va se hisser jusqu’au sommet et parvenir à vivre son rêve. Ses retrouvailles avec Kyle (et, ô surprise, leur mariage) ne sont que la cerise sur le gâteau de sa réussite – cerise bienvenue, certes, mais cerise quand même. Kyle, quant à lui, a dû passer lui aussi par une profonde remise en question et recommencer à zéro – ou presque. C’est seulement lorsque les deux personnages ont (re)monté la pente qu’ils peuvent enfin vivre pleinement leur amour, comme deux âmes sœurs à égalité dans cet univers hostile.

En conclusion – et pour faire bref – on peut dire me semble-t-il qu’Alexia apparaît comme une Emma Bovary qui aurait pris sa revanche sur la vie. Cloîtrée chez elle, telle Emma qui regarde par la fenêtre et se complait dans la vacuité de son existence, prisonnière d’une condition – la traduction – qu’elle n’a pas choisie, elle réussit néanmoins à prendre le dessus et à changer sa destinée apparemment toute tracée dans la médiocrité. Il faut dire que Kyle est autrement plus funky que Charles Bovary, ce qui est un plus (car, rappelons-le, « la conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient »). En guise de clin d’œil (destiné, sans doute, à la lectrice méritante qui a réussi à arriver jusqu’à la dernière page), l’épilogue nous montre le jeune homme offrant à sa dulcinée une boîte remplie de « Fantasmes de Minuit » : la boucle est bouclée, l’héroïne bouffe désormais des fantasmes à la pelle sans culpabiliser, puisque c’est son fiancé qui régale.

Vivement que je change de boulot, moi.

Merci aux gentilles organisatrices !

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