Traduire e(s)t écrire
(Et inversement, hein.)
Décidément, ils racontent des choses parfois curieuses, ces écrivains-traducteurs, traducteurs-écrivains, et autres gens de lettres qui ont exercé ou exercent ces deux métiers. Parce que le temps me fait vraiment défaut ces jours-ci pour blogouiller, quelques lignes relevées dans Le vent Paraclet, autobiographie intellectuelle (dixit la quatrième de couverture) où Michel Tournier évoque entre mille autres choses ses jeunes années dans la traduction littéraire.
Je gagnais ma vie en bricolant des émissions pour la radio et en abattant pour les éditions Plon des milliers de pages de traduction. Je ne savais pas que ces deux expédients alimentaires me préparaient très efficacement chacun à sa façon au métier d’écrire.
La traduction est certainement l’un des exercices les plus profitables auxquels puisse se soumettre un apprenti écrivain. Traduire de l’anglais en français, ce n’est pas un problème d’anglais, c’est un problème de français. Certes la connaissance de l’anglais est indispensable. Mais il s’agit pour le traducteur d’une connaissance passive, réceptrice, incomparablement plus facile à acquérir que la possession active, créatrice impliquée par la rédaction en français. C’est toute la différence qui sépare la lecture de l’écriture. C’est pourquoi dans une classe seul le thème permet de mesurer la connaissance qu’ont les élèves d’une langue étrangère. La version ne révèle que la connaissance qu’ils ont du français. Les premiers en version sont les meilleurs en français.
L’objectif étant la formulation d’une pensée étrangère dans un français aussi coulant, collant, souple et familier que possible, le traducteur se doit d’apprendre à manier en virtuose les clichés, locutions, formules toutes faites, tournures usuelles et autres idiotismes qui constituent le fonds de la langue dans laquelle il écrit, et dont l’absence ou la rareté caractérise ce jargon abominable qu’on a appelé le « traduit-du ». J’ai bientôt compris l’avantage d’un catalogue de gallicismes. Je l’ai vite su par cœur à force de m’y référer et d’y puiser à outrance pour mes traductions. C’est leur rareté qui trahit la traduction. Par exemple l’allemand ignorant le verbe falloir qu’il rend par devoir, le traducteur doit recourir à tout moment à la tournure il faut que je de préférence à je dois, plus bref, aussi clair, mais qui sent son germanisme à plein nez.
Or cet exercice prépare excellemment à l’œuvre originale. En effet le maniement constant des pièces essentielles constituant l’automatisme de la langue apprend non seulement à s’en servir dans la traduction, mais à les gauchir ou à les éliminer dans l’œuvre originale. Car il y a de grandes ressources pour le style – en prose et plus encore en poésie – dans la distorsion des locutions usuelles. Les poètes usent souvent du langage comme certains sculpteurs contemporains d’une machine à coudre ou d’un moteur d’automobile qu’ils transforment en œuvres d’art par des destructions appropriées.
Mais revenons à la traduction. Chaque langue ayant son atmosphère et son attraction propres, le préalable à la bonne traduction est d’échapper à cette atmosphère, de se libérer de cette attraction afin d’évoluer en toute liberté dans la langue adoptée. C’est un problème semblable à la mise sur orbite d’un satellite artificiel qu’il faut pour cela arracher à l’attraction de la terre. J’avais imaginé pour réaliser cet arrachement un procédé que je recommande aux traducteurs. Je choisissais un auteur français ayant une affinité, même lointaine, avec l’auteur étranger que j’avais à traduire, et je m’en imprégnais avant de me mettre au travail, m’efforçant alors de traduire mon étranger non seulement en français, mais singulièrement en Flaubert, en Maupassant ou en Renan. C’est ainsi que j’ai traduit deux romans d’Erich Maria Remarque « en Zola », influence qui est certainement perceptible à la lecture de mes traductions.
Cela me donna l’occasion au demeurant de rencontrer l’auteur de À l’Ouest rien de nouveau. (…) « C’est la première fois que je peux parler dans ma langue avec l’un de mes traducteurs, m’avoua-t-il. Les autres – l’américain, l’italien, le russe – savent l’allemand comme une langue morte, le latin ou le grec ancien. » Il me félicita de faire des traductions, mais m’encouragea à ne les considérer que comme des exercices pour des œuvres personnelles à venir. « Pourtant, ajouta-t-il, il ne faut pas confondre trop traduction et œuvre personnelle. Ainsi votre traduction – d’ailleurs excellente – de mon dernier roman m’a réservé deux surprises à la lecture. La première, c’est de ne pas y avoir retrouvé certaines pages de l’original. – Et la seconde surprise ? lui demandai-je très inquiet. – La seconde surprise, ce fut au contraire d’y lire certaines pages qui ne se trouvaient pas dans l’original. » J’avais vingt ans, j’étais un petit crétin prétentieux, et je n’avais pas une estime démesurée pour la prose d’E. M. Remarque. Après avoir copieusement rougi et balbutié, j’eus l’insolence de lui répondre : « L’important, n’est-ce pas que les secondes soient meilleures que les premières ? » Il eut la générosité de sourire. Je ne savais pas encore que le traducteur n’est que la moitié d’un écrivain, ce qu’il y a en l’écrivain de plus humblement artisanal. En faisant des traductions, l’apprenti écrivain n’acquiert pas seulement la maîtrise de sa propre langue, il apprend aussi la patience, l’effort ingrat accompli consciencieusement, sans espoir d’argent, ni de gloire. C’est une école de vertu littéraire.
Michel Tournier, Le vent Paraclet,
Gallimard, 1977, pp. 163 – 167