Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Les hasards du peeling

J’aime bien R., l’esthéticienne de la rue d’à-côté. Elle ne papote pas trop de la pluie et du beau temps, elle me fait de jolis ongles et une peau de bébé, et puis dans son salon, il y a Radio Classique.

(Non, lecteur inquiet de ce blog, je ne vais pas te parler aujourd’hui des mérites du gommage à l’argile blanche ni des différentes techniques d’extraction des comédons. Tu peux rester sans crainte.)

R. m’a confié un jour qu’elle préférait Rires et Chansons (hmmmwokay), mais que ses clientes, elles, avaient voté pour Radio Classique. Comme quoi on ne fait pas ce qu’on veut quand on bosse à son compte, contrairement aux idées reçues (bientôt, un billet sur le sujet – ou pas).

L’aut’jour, j’étais allongée sur la table de soins de R. et j’essayais de me détendre en profitant pleinement de ce que les magazines-féminins-que-je-ne-lis-pas essayent de vendre comme un « instant zen et bien-être rien que pour [moi] » – mais qui me fait toujours l’effet d’une perte de temps monumentale quoique nécessaire quand on approche de la trentaine (oh ben oui, ma bonne dame, ça nous rajeunit pas) et qu’on a une peau de fumeuse doublée d’une peau de blonde trop claire.

Mon portable avait déjà sonné deux fois pendant que R. me tartinait le visage d’une substance granuleuse à l’odeur d’abricot, je repensais à la trad que j’avais renvoyée avant de partir en me demandant si j’avais bien joint le bon fichier de sous-titres et pas le fichier brouillon, et je listais mentalement ce qui me restait à faire avant la fin de la journée (ça faisait beaucoup).

« Instant zen et bien-être », hein.

Tandis que R. branchait la redoutable machine destinée à balancer un jet de vapeur continu sur mon nez et mes joues pendant 15 bonnes minutes (« vous sentez les pores respirer ? »), je me préparais mentalement à suffoquer pour être belle potable tout en priant pour que mes lentilles de contact ne se fassent pas la malle comme la fois d’avant.

C’est alors qu’au milieu du ronron harmonieux de Chopin et de Brahms qui faisait office de bruit de fond, j’ai entendu ça, lecteur plus passionné que jamais de ce blog :


Un vieil air, un truc que je connaissais par coeur. Mais d’où ?

J’ai d’abord cru reconnaître une valse de Chostakovitch dont ont usé et abusé les publicitaires ces dernières années (et que le 7e art a lui aussi copieusement utilisée). Mais non, ça venait de plus loin – et surtout, c’était quelque chose de plus intime et de plus sympathique.

Quand mon oreille a enfin fait tilt (la vapeur chaude ralentit le cerveau, c’est bien connu) ça m’a paru évident. C’était la version originale de ça :


Et ça, c’était le générique du Ciné-club d’Antenne 2, entendu mille fois sur les vieilles VHS enregistrées à l’époque (parce que bon, faut pas croire qu’on me laissait regarder des films à pas d’heure quand j’étais gamine, du tout du tout). Un générique dont je me souviens que je rembobinais parfois la cassette exprès pour le visionner une deuxième ou une troisième fois parce qu’il me donnait des frissons, au moins autant que le film qui suivait – généralement de la bonne came, du reste, à une époque où les vieux films n’étaient pas si facilement accessibles que de nos jours (re-couplet « ma bonne dame… »). C’était un peu la fête, quoi, le générique du Ciné-club.


Pour donner une vague justification culturo-pédagogique à ce billet, je signalerai simplement que cette charmante valse (« Amour et printemps ») est l’oeuvre d’un certain Emile Waldteufel, compositeur de la seconde moitié du 19e siècle. Et dans la série des « collectibles », signalons qu’on trouve sur PriceMinister le 45 tours du générique de l’émission pour la modique somme de 10 euros, avis aux amateurs.

Bilan : esquissant un léger sourire un peu grimaçant rapport au jet de vapeur asphyxiant qui commençait sérieusement à me chauffer les pores, je me suis dit que le soin du visage en valait la peine, pour une fois. Rien que pour Emile Waldteufel et sa charmante rengaine. Nostalgie, quand tu nous tiens… tu nous fais vraiment accepter n’importe quoi.

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