Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Intox à la poudreuse (enquête frisquette sur le Net)

Le nouvel épisode neigeux de ces derniers jours, conjugué à une association d’idées trop tordue longue à raconter ici, m’a refait penser à un vieux truc, lecteur déjà passionné de ce blog.

Je me suis souvenue de cette vieille rengaine que l’on sort systématiquement lorsqu’il est question de montrer au moyen d’un exemple aussi frappant qu’édifiant que la traduction entre deux langues ne saurait se limiter à la simple formule « 1 mot = 1 mot » : le bon vieux truc des Esquimaux et de leurs je-ne-sais-combien de termes différents pour désigner la neige en fonction de la consistance de celle-ci, de la force du vent et de l’âge du capitaine.

Je me suis souvenue avoir employé cet exemple aussi frappant qu’édifiant dans une dissertation de philo en 1998 pour illustrer le poncif selon lequel une langue reflète la réalité entourant le peuple qui l’emploie.

Je me suis souvenue avoir à l’époque trouvé cet exemple aussi frappant qu’édifiant dans un Que sais-je ? ou un autre petit ouvrage de synthèse dans ce genre qui a visiblement disparu de ma bibliothèque depuis.

Alors je me suis dit : « Maintenant que je suis une traductrice moderne équipée d’une connexion Internet – et non plus une lycéenne du siècle dernier se limitant bêtement à des Que sais-je ? imprimés – je vais retrouver cette histoire de neige sur le Net et voir à quoi ressemble cette liste de mots ».

Ben tu sais quoi, lecteur prêt à décrocher de ce blog ?

Le coup des je-ne-sais-pas-combien de mots pour désigner la neige chez les Esquimaux, c’est une vaste blague. Enfin pas tout à fait, mais tu vas voir.

Comme le canular Botul, le « great Eskimo vocabulary hoax » est un sujet abondamment traité sur le Web, mais il a aussi fait l’objet de travaux très sérieux et de publications intéressantes.

C’est apparemment l’ouvrage de Geoffrey Pullum, intitulé justement The Great Eskimo Vocabulary Hoax and Other Irreverent Essays on the Study of Language, qui est le plus connu en la matière. Et il attaque le mythe de front, avec un style fort réjouissant.

Never does a month (or in all probability a week) go by without yet another publication of the familiar claim about the wondrous richness of the Eskimo conceptual scheme: hundreds of words for different grades and types of snow, a lexicographical winter wonderland, the quintessential demonstration of how primitive minds categorize the world so differently from us.

And the alleged lexical extravagance of the Eskimos comports so well with the many other facets of their polysynthetic perversity: rubbing noses; lending their wives to strangers; eating raw seal blubber; throwing grandma out to be eaten by polar bears; « We are prepared to believe almost anything about such an unfamiliar and peculiar group », says Martin, in a gentle reminder of our buried racist tendencies.

Dans ce chapitre de son bouquin, il s’appuie sur les travaux d’une anthropologue américaine, Laura Martin, travaux qui n’ont eu que très peu d’écho lors de leur publication dans les années 1980. Cette chercheuse a notamment reconstitué la façon dont ce mythe s’est construit puis amplifié au fil des ans.

Car on est parti de très bas, si je puis dire, dans le recensement du nombre « extraordinaire » de termes relatifs à la neige dans les langues esquimaudes. Tout commence avec les travaux de Franz Boas, anthropologue américain né en 1858, et avec une simple mention de quatre variantes de vocabulaire pour désigner la poudreuse. Nous sommes en 1911, et le bonhomme écrit, dans un ouvrage au titre d’une exquise modernité vu de nos jours (The Mind of Primitive Man) :

À partir de là, nous explique Laura Martin, cette idée de base va être
1. légèrement détournée – car Franz Boas insère son exemple (dans The Handbook of North American Indians, qui date de la même année que l’ouvrage précité) dans un développement montrant que tout comme l’anglais utilise des racines distinctes pour désigner différentes formes d’eau (liquid, lake, river, brook, rain, dew, wave, foam, etc.), les langues esquimaudes ont recours à différentes racines pour désigner la neige. Les auteurs qui reprendront cet exemple aussi frappant qu’édifiant se contenteront de retenir la seconde moitié de la démonstration, comme un certain Benjamin Lee Whorf, linguiste du dimanche, qui publia pourtant des articles dans des revues fort prestigieuses :

We have the same word for falling snow, snow on the ground, snow packed hard-like ice, slushy snow, wind-driven flying snow — whatever the situation may be. To an Eskimo, this all-inclusive word would be almost unthinkable; he would say that falling snow, slushy snow, and so on, are sensuously and operationally different, different things to contend with; he uses different words for them and for other kinds of snow.

Comme le souligne Geoffrey Pullum, il s’agit là d’un cas assez flagrant de malhonnêteté intellectuelle :

I recall the stuff in question being called snow when fluffy and white, slush when partly melted, sleet when falling in a half-melted state, and a blizzard when pelting down hard enough to make driving dangerous. Whorf’s remark about his own speech community is no more reliable than his glib generalizations about what things are « sensuously and operationally different » to the generic Eskimo.

2. légèrement amplifiée – mais de façon très inégale – au fil des ans, si l’on en croit Laura Martin :

Le même New York Times évoquait pourtant « four dozen words to describe snow and ice » dans un article de 1988 paru dans ses pages « Sciences », signale Geoffrey Pullum. Certaines sources vont jusqu’à évoquer « 400 mots différents » – sans pour autant citer la moindre référence pour appuyer cette estimation.

BREF.

Qui croire ?

Comment savoir ?

La réponse semble plus complexe que jamais.

The snow plot thickens.

Et Nanouk, il en dit quoi, hein, Nanouk ?

Outre son intéressante analyse sur la « folklorisation » que révèle cette légende linguistique, Geoffrey Pullum met lourdement l’accent sur le climat d’approximation complète qui règne autour de cette question. En d’autres termes, il faut déterminer de quoi on parle précisément.

– « Esquimau », qu’est-ce que ça veut dire ? Rien, en vérité. Le terme désigne les peuples Yupik et Inuit du grand nord canadien, de l’Alaska et du Groenland. Si l’on considère l’immense territoire que cela représente, alors oui, on peut s’attendre à de sacrées variations de langue entre les uns et les autres. Si certains termes sont propres à une petite région, par exemple, faut-il comptabiliser chaque mot au sein de chaque dialecte séparé ?

– Qu’est-ce qu’un mot ? Est-ce une racine ? (dans un autre contexte, considérerait-on « chant » et « chanson », par exemple, comme des éléments différents ?) Les termes ayant une significations en rapport avec la neige comptent-ils réellement comme des mots pour « neige » ? Doit-on compter les synonymes « parfaits » séparément ou non ? Etc., etc.

– Quand on dit « un grand nombre », de quoi parle-t-on ? Après tout, nous rappelle ce site portant le très joli titre de « Cabinet de curiosités »,

Le français possède des racines aussi variées : neige, pleige, congère, avalanche, lavanche ou lavange, blizzard, poudrerie, bourrasque, flocon, fondrière, giboulée, névé ou niévé, gel, regel, glace, cristal… Des adjectifs pour désigner la neige : poudreuse, sèche, fondue, compacte… Des dérivés savants : nivéal, nivôse, niviforme, nives. Des mots composés : boule de neige, bonhomme de neige, pelotes de neige, chasse-neige, tourmentes de neige, fonte des neiges. Des dérivés : neigeux, enneigé, enneigement, déneiger. Des verbes régionaux : nèvoler (Savoie), pelucher (Lyon), pleiger (Suisse).

Le total des mots yup’ik peut être augmenté de manière considérable par les mots dérivés, composés. Les langues inuks peuvent ainsi construire une centaine de formes différentes à partir d’un radical de départ. Cependant, c’est vrai pour toutes les langues du monde et en particulier pour les langues agglutinantes comme les langues inuks.

En un mot comme en cent (ou quarante, ou quatre cents, on ne sait plus trop), la question reste discutable selon le bout par lequel on décide de démêler cette pelote du Grand Nord.

Alors il y a ceux qui veulent bien modérer le mythe mais persistent et signent un peu quand même, comme Louis-Jacques Dorais, anthropologue, professeur-chercheur au département d’anthropologie de l’Université de Laval :



Il y a la cinquantaine de termes cités dans l’ouvrage pédagogique West Greenlandic, d’un certain Michael D. Fortescue, professeur de linguistique à l’université de Copenhague dont les travaux semblent faire autorité. Cette liste figure sur divers sites et semble digne de confiance – cinquante termes, quand même !

Il y a le Yup’ik Eskimo Dictionary de Steven A. Jacobson (1984), autre ouvrage de référence, cité par Anthony C. Woodbury de l’Université du Texas, lui-même spécialiste de plein de choses et cité en grand bien par le pourtant si critique Geoffrey K. Pullum. Il répertorie 15 racines et un certain nombre de variantes desdites racines dans un article qu’on peut consulter ici. Je reproduis la même liste traduite en français sur ce site sans trop vérifier la qualité de la traduction je l’avoue, mais en laissant la remarque finale :

qanuk = flocon de neige
qanir- = neiger
qanunge = neiger (Nunivak)
qanugglir- = neiger (Nunivak)

kaneq = glace
kaner- = être glacé/glacer quelque-chose

kanevvluk = fines particules de neige/pluie
kanevcir- = recevoir de fines particules de neige/pluie

natquik = neige emportée, dérivant/etc
natqu(v)igte- = pour la neige/etc, dérivant par terre

nevluk = particules assemblées
nevlugte- = avoir des débris assemblés/… fibre/neige/saleté…

aniu (Norton Sound dialect)= neige par terre
aniu- (Norton Sound dialect) = avoir de la neige par terre
apun (Norton Sound dialect) = neige par terre
qanikcaq = la neige sur le sol
qanikcir- = avoir de la neige par terre

muruaneq = faibles, importantes chutes de neige sur le sol

qetrar- (Norton Sound dialect) = neige tôlée
qerretrar- (Norton Sound dialect) = neige tôlée

nutaryuk (Hooper Bay-Chevak) = neige fraîche tombée sur le sol

qanisqineq = la neige flotte sur l’eau

qengaruk (subdialecte Yupik d’Alaska de la région de la rivière Yukon) = Monticule de neige

utvak = bloc de neige

navcaq = corniche de neige, formation de neige sur le point de fondre
navcite- = être pris dans une avalanche

pirta = tempête de neige, blizzard
pircir- = avoir du blizzard
pirtuk = blizzard, tempete de neige

cellallir-, cellarrlir- = neiger abondamment, fortement
pir(e)t(e)pag- = tempête de neige/blizzard sévère
pirrelvag- = tempête de neige/blizzard sévère

Ainsi, cette liste présente 15 lexèmes significatifs plus plusieurs variétés pour chacun. A comparer aux lexèmes français eux aussi relatifs à la neige :

Avalanche, blizzard, bourrasque, rafale, glace, gel, froid, grêle, flocon, iglou, poudre, congère, tempête, verglas, givre, neige,

soit déjà 16 lexèmes…

Et puis il y a ceux qui s’amusent bien, comme ce Phil James qui a fait une mise en abyme de canular, en quelque sorte, en inventant sa propre liste de termes Inuit désignant la neige.

Lecteur majeur et vacciné de ce blog, je te laisse te faire ta propre opinion sur cette question aussi épineuse que réfrigérante.

Sources et trucs à lire, en vrac :

Franz Boas, The Mind of Primitive Man, Macmillan, 1911 (extraits du texte sur Google Books)

Louis-Jacques Dorais, La parole inuit : langue, culture et société dans l’Arctique nord-américain, Peeters, 1996 (extraits du texte sur Google Books)

Laura Martin, « Eskimo Words for Snow »: A Case Study in the Genesis and Decay of an Anthropological Example American Anthropologist, New Series, Vol. 88, No. 2 (June 1986), pp. 418-423

Geoffrey K. Pullum, The Great Eskimo Vocabulary Hoax and Other Irreverent Essays on the Study of Language, The University of Chicago Press, 1991

Benjamin Whorf, Science and Linguistics, M.I.T.’s Technology Review, 1940

Tony Woodbury, Counting Eskimo Words for Snow: A Citizen’s Guide. Lexemes referring to snow and snow-related notions in Steven A. Jacobson’s (1984) Yup’ik Eskimo Dictionary, 1991

Hit Enter