Et « piou piou », ça n’allait pas ?
Je termine la traduction d’un livret de CD concernant la musique anglaise des XVIe et XVIIe siècle, accompagné de poèmes et chants de l’époque – assez coton à traduire, mes souvenirs de la langue (contemporaine) de Shakespeare remontant à pas mal d’années. Il m’a fallu pas mal fouiner pour trouver réponse à certaines de mes questions.
Parmi ces poèmes et chants, j’ai découvert une particularité de l’époque : des vers constitués d’onomatopées, comme dans ce très frais This merry pleasant spring :
(…)
Hark how the sweet birds sing
And carol in the copse
and on the brier
Jug jug jug jug jug
the nightingale delivers
(…)
Et là, je me dis, vous savez quoi ? C’est l’occasion rêvée de se demander comment traduire un cri d’oiseau (parce que franchement, vous avez déjà entendu un rossignol français dire « jug jug jug » ?). Comme je sens que le sujet te passionne déjà, lecteur occasionnel de mon blog, je vais la faire courte. Enfin, je vais essayer.
Première piste : les travaux d’un ornithologue du XVIIIe siècle, Johann Matthäus Bechstein qui publia en son temps et entre autres choses un manuel d’ornithologie comprenant une « description de tous les oiseaux d’Allemagne » (et de leurs chants, en prime). La transcription du chant du rossignol par Bechstein est reprise comme une référence en la matière, francisée et délicieusement commentée dans de nombreux (vieux) ouvrages français, notamment le Dictionnaire raisonné des onomatopées françoises (Charles Nodier), Histoire naturelle des oiseaux (Emmanuel Le Maout) ou encore le Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle (Jean Eustache de Sève) dont je colle ici un petit extrait :
Fort bien. Mais que choisir dans cette liste impressionnante ? Dlo dlo dlo dlo dlo ? Lu lu lu ? Ou plutôt tso tso tso ?
Devant ce dilemme, je reprends mes recherches et tombe sur une deuxième piste : les anciens (l’ornitologue du XVIIIe siècle, franchement, ça fait un peu léger, alors que là, ‘zallez voir, ça en jette).
On trouve des transcriptions du chant du rossignol chez plusieurs vénérables auteurs de l’Antiquité. Ainsi, cette traduction d’Aristophane comporte la note de bas de page suivante :
Problème : dans d’autres sources, en revanche, on apprend que ce « tio tio » désigne plutôt le sifflement des cygnes. Alors, qu’en penser, je vous le demande ?
Chez certains auteurs grecs reprenant le mythe de Procné et Philomèle (Procné et Philomèle, qui se transforment respectivement en rossignol et en hirondelle pour diverses raisons que je n’ai aucune envie de vous raconter ici), on retrouve semble-t-il le « tio tio » déjà évoqué en guise de chant de Procné (et donc du rossignol, vous suivez ?), comme le souligne cet article Philomèle : Du mythe aitiologique au début du mythe littéraire.
Tio tio tient la corde.
Ultime vérification quand même, avec une troisième piste : T. S. Eliot (là encore, c’est du lourd).
Dans une étude intitulée « Ovide et les modernes » (mais pas seulement, j’ai enquêté, en bonne Sherlockette à talons hauts que je suis), les vers de ce brave homme sont traduits comme suit :
(…) yet there the nightingale
Filled all the desert with inviolable voice
And still she cried, and still the world pursues,
« Jug, Jug » to dirty ears.
(…) Là cependant le rossignol
Emplissait le désert d’une voix inviolable
Criant toujours, mais toujours va le monde,
«Tio, tio» à des oreilles bouchées de cire.
(…)Twit twit twit
Jug jug jug jug jug jug
So rudely forc’d.
(…)Twit, twit, twit
Tio tio tio tio tio tio
Si rudement forcée.
(extrait de « The Waste Land », traduction française de Pierre Leyris dans La Terre vaine et autres poèmes, Paris, Seuil, 1976)
Conclusion : m’inclinant devant ce consensus écrasant, j’opte donc pour « tio tio tio ».
Deux heures de recherches pour une malheureuse onomatopée. Je fais un métier formidable.
Pour être tout à fait complète, je me dois de vous signaler les éléments suivants :
– la « Figure du rossignol dans la tradition littéraire et artistique » passionne les foules (donc si ça ne te passionne pas, lecteur occasionnel de mon blog, il serait temps que tu te penches sur la question) comme en témoigne ce colloque organisé en 2004, présenté en ces termes :
Se souvient-on, en lisant « The Nightingale » de Coleridge ou l’ode au rossignol de Keats, de la relation qu’entretient le rossignol avec la figure de Philomèle, dont l’histoire constitue l’une des métamorphoses ovidiennes ? Sait-on que le chant du rossignol, ce poncif de la poésie et de la chanson romantiques, a donné lieu à l’une des fables mythologiques les plus cruelles et les plus riches de sens sur la création artistique ?
– Pline, pour sa part, a longuement décrit le chant du rossignol dans son Histoire naturelle. A lire ici si le coeur vous en dit. Parce que bon, ça fait un moment que je suis sur ce billet et je n’ai en théorie pas que ça à faire.
– Par ailleurs, le tio tio est une tradition catalane liée au carnaval. Mais ceci n’a rien à voir avec quoi que ce soit.
LE TIÓ TIÓ : Il se déroule au cours du bal masqué du Mardi soir. Les danseurs, habillés de blanc et le visage enfariné, se munissent d’une bougie allumée. Ils entrent en piste au son d’une musique entraînante et forment un cercle. Chacun essaie d’enflammer le cornet de papier accroché dans le dos du danseur précédent tout en se protégeant de la flamme de celui qui est derrière. Les porteurs du balai et du soufflet, chargés à la fois d’attiser et d’éteindre les flammes, ouvrent et ferment la marche.