Écouter Jeffrey Tate
Je travaille ces jours-ci sur un documentaire de 52 minutes (« un 52 minutes », quoi – tiens, à l’occasion, je ferai un petit glossaire des expressions typiques de la traduction audiovisuelle) sur le chef d’orchestre Jeffrey Tate. Je ne connaissais pas du tout ce monsieur, qui est pourtant une sommité, dans son genre. Il n’est ni chaleureux ni particulièrement sympathique, mais curieusement, il me plaît beaucoup.
Déjà, c’est un Anglais pur jus de Salisbury, avec un accent très marqué (mais pas snob pour deux sous, hou-hou) et une façon inimitable de dire des choses du style « it’s absolutely fascinating » ou « I am a nut for Strauss ». Et ça, j’adore. Parce qu’à force de traduire de la téléréalité américaine et des intervenants allemands, turcs ou islandais qui s’expriment dans un global English certes correct mais profondément dénué de charme, j’en oublierais presque comment parlent les vrais-de-vrais Anglais.
Mais en plus, il dit des choses intéressantes (et ce n’est pas toujours le cas en documentaire…) Par exemple, il compare la porcelaine de Meissen du début du XVIIIe siècle à la musique de Bach (1685-1750, donc). Ça a l’air moyennement groovy, présenté comme ça, mais en fait, c’est très bien vu (et puis je vous rassure, sur les 52 minutes, la digression « porcelaine » dure 3 minutes tout au plus) : fin connaisseur, mister Tate a tout de suite détecté une parenté entre ces deux arts, dans la maîtrise technique absolue, la simplicité des lignes alliée paradoxalement à une surcharge d’ornement(ation)s et à d’extravagantes courbes (sur les soucoupes)/envolées (dans les fugues)…
J’aime bien les documentaires bien fichus qui mettent en lumière, comme ça, des parallèles, des parentés inattendues, des petits détails éclairants. Ça m’amuse aussi de voir comment le réalisateur fait ses choix : il a suivi le personnage principal de son docu pendant plusieurs jours, et il garde au montage cette petite séquence sur la porcelaine, parce qu’elle lui paraît plus qu’anecdotique. C’est l’occasion de révéler une autre facette du bonhomme et de le faire parler de son propre rapport à l’art en empruntant des chemins détournés. Rien d’inhabituel dans ce procédé, sans doute, mais ces petits moments-là sont toujours une bouffée d’air frais appréciable entre repères biographiques et blablas sur les mérites respectifs de Wagner et de Britten.
Par ailleurs, Jeffrey Tate a eu une vie pleine de chemins de traverse aussi : une enfance passée entre un fauteuil roulant et un corset pour cause de malformation de la colonne vertébrale. Une découverte de, puis une rencontre avec Britten dans ses jeunes années. Une première carrière dans la chirurgie oculaire, puis un virage à 180° vers la musique à 35 ans. Des débuts comme répétiteur au Royal Opera House et accompagnateur de Georg Solti (il pensait alors rester un « homme de l’ombre », le naïf !). La révélation Wagner. Etc, etc. Pour la suite de sa carrière, voyez par exemple cette page biographique factuelle sur le site de France Musique. Pour le reste, l’homme, l’artiste, son énergie, tout est dans le docu…
Après ça, j’enchaîne sur un 52 minutes consacré à Karlheinz Stockhausen. Je vous en dirai des nouvelles (aïe, les oreilles).