Comment perdre un client et pourquoi s’y préparer
(ou : la traduction indépendante, c’est un peu Dallas)
Ah, petit scarabée. J’espérais ne pas revenir te raconter ma vie parler sous mes traits de vieille conne, mais quelques conversations et événements pas folichons, récemment, me font penser – à tort ou à raison – qu’il y a un point sur lequel je n’ai peut-être pas assez insisté dans mes dernières divagations en date, un petit grain de sable susceptible de venir gripper le quotidien bien huilé du traducteur indépendant qui commence à avoir des commandes régulières : le fait qu’il arrive qu’on perde un client (un bon client, un client régulier, je veux dire). D’où la nécessité absolue de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier et de ne pas se contenter d’un ou deux clients, même s’ils ont l’air a priori de fournir assez de boulot au traducteur freelance pour lui permettre de payer son loyer, ses charges et son bifteck. Je vois une petite dizaine de façons de perdre un client sans difficulté que je m’en vais te narrer pour illustrer cette règle de bon sens.
On peut perdre un client…
… parce qu’on a rendu du mauvais boulot ou une traduction en retard (voire les deux)
C’est vexant et déstabilisant, mais ça arrive, parce qu’il est difficile d’être Super-Traducteur en toutes circonstances. Comme à peu près tout le monde, le traducteur indépendant n’est pas toujours absolument au top dans le travail et comme à peu près tout le monde, il doit parfois faire face à des impondérables qui bouleversent son emploi du temps professionnel.
Le client étant plus ou moins cruel, se montrant plus ou moins compréhensif, ayant plus ou moins confiance dans son traducteur habituel et disposant lui-même d’une marge de manœuvre plus ou moins grande pour repousser l’utilisation de la traduction qu’il a commandée, il sera selon les circonstances plus ou moins enclin à passer l’éponge si ça n’arrive qu’une fois. Mais une traduction en retard peut mettre en péril un certain nombre d’opérations ultérieures (diffusion à une date impossible à modifier dans l’audiovisuel, lancement d’une campagne de publicité, impression de brochures commerciales pour une date donnée, présentation d’un document interne au personnel, etc.) et un mauvais travail peut compromettre une stratégie complète (dans l’hypothèse où une traduction bif-bof serait imprimée telle quelle, par exemple), ce qui risque bien sûr de décourager le client de refaire appel à un prestataire qu’il jugera désormais peu fiable.
À lire : pour les désorganisés chroniques, une série de billets chez Trëma Translations, « Prendre le temps de s’organiser ». Intéressant également, toujours chez Trëma Translations : « L’assurance professionnelle : pouvez-vous vous en passer ? » Sur Ferris Translations Blog, « About Translation Complaints in General ». Chez Carol’s Adventures in Translation, ce billet invité intitulé « Feedback » pas mal non plus. Enfin (j’arrête, ensuite), comme solution ponctuelle ou régulière, on pourra aussi lire avec profit « Traducteurs indépendants et sous-traitance, premiers pas » chez La Marmite du traducteur.
… sans s’en apercevoir, parce qu’on n’est pas assez disponible
Le traducteur indépendant jongle en permanence. Quand il a la chance de se voir proposer plus de travail qu’il ne peut en accepter, plusieurs solutions s’offrent à lui : augmenter ses tarifs ou choisir ses commandes en fonction d’une combinaison de critères subjectifs et objectifs (quel est l’intérêt du projet, s’agit-il d’une langue de travail ou d’une spécialisation que j’ai moins l’occasion de pratiquer qu’une autre, combien serai-je payé, à quelle échéance, le délai est-il compatible avec mes autres boulots en cours, etc.). Mais on oublie parfois un autre paramètre : dire une fois « non » à un client régulier est tout à fait acceptable. Deux ou trois fois de suite, ça devient gênant. À la quatrième fois, on commence à prendre le risque de sortir du « cercle » des traducteurs chouchous dudit client.
Le jeu en vaut-il la chandelle ? Pas toujours, il faut le dire (il y a des clients qu’on est content de perdre, finalement, avouons-le). Mais garder un client auquel on tient, c’est aussi une affaire de disponibilité, c’est comme ça.
À lire : « How to Balance Multiple Clients without Dropping Them », fraîchement publié sur The Quaderno Blog, mais aussi « Consolider sa réputation et renforcer le bouche-à-oreille : la gaffe à éviter » chez Intercultural Zone.
… parce qu’on refuse une évolution, quelle qu’elle soit
Le client passe à un nouveau logiciel, change son mode d’organisation, évolue vers un nouveau marché spécialisé, etc. et vous ne voulez pas suivre le mouvement ? Quelle qu’en soit la raison (l’investissement financier vous semble trop lourd, ça vous barbe pour X raisons, ça demanderait un trop gros investissement en temps de formation par rapport à ce que vous rapporte le client, vous trouvez désagréables les nouvelles conditions imposées, etc.), il y a de fortes chances pour que le client cesse de faire appel à vos services. À vous de voir si c’est une raison valable pour vous passer de lui (une nouvelle spécialisation ou un changement de logiciel peuvent vous ouvrir des pistes auprès d’autres clients, après tout).
À lire : sur l’éternelle question de la spécialisation, « Traducteurs spécialisés, comment se former dans son domaine de spécialisation ? » chez La Marmite du traducteur, ainsi que « L’indispensable formation continue du traducteur » chez Trëma Translations.
… parce que la conjoncture est mauvaise
En DESS de traduction il y a fort longtemps, une traductrice indépendante du français vers l’anglais qui intervenait dans la formation nous avait raconté comment, après le 11-Septembre, elle n’avait pas reçu la moindre commande pendant un ou deux mois. Elle vérifiait régulièrement que sa ligne téléphonique et son adresse électronique fonctionnaient bien, tant ce silence total de ses clients, français comme américains, était soudain.
C’est un cas extrême, je vous l’accorde. Et en l’occurrence, répartition des risques ou pas, le résultat était le même : disparition totale (mais fort heureusement temporaire) de la clientèle. Ceci pour dire que nos activités sont fortement dépendantes de celles de nos clients – lapalissade, quand tu nous tiens – et qu’une conjoncture morose a nécessairement des répercussions sur les volumes de traduction qui circulent. On a cependant plus de chances de s’en sortir si on mise sur un nombre suffisant de clients car statistiquement, il y en aura bien un qui se trouvera dans une situation moins pire que les autres.
À lire : avec un peu d’humour, « Seven Tips for Freelance Translators on Surviving in The Crisis Mode » sur Patenttranslator’s Blog, ainsi que « Périodes creuses » chez Naked Translations.
… parce que le contexte change, que la réglementation évolue ou que ledit client perd un marché
Variante de la raison précédente, en moins tragique pour l’ensemble de l’économie, mais presque aussi embêtante pour le traducteur.
Un consœur traductrice de l’anglais et de l’allemand vers le français me disait la semaine dernière qu’elle avait pendant plusieurs années traduit des brevets, jusqu’au jour où ses commandes dans ce domaine s’étaient évaporées. Pourquoi ? Parce que depuis 2008, pour qu’un brevet soit valable dans l’ensemble de l’Union européenne, il n’a plus besoin d’être déposé dans chacun de ses États membres (ni donc traduit dans chaque langue). Une « Étude sur l’impact (sic) (argh) de l’accord de Londres » publiée en 2011 constatait :
80 %, mazette ! L’étude en question (par ici) détaille certaines « mesures d’accompagnement » mises en place pour remédier à la mise au chômage technique de cette catégorie de professionnels de la traduction ultra-spécialisés (formation-reconversion dans le domaine de la veille technologique et du contentieux des brevets, reconversion dans la traduction de normes). Je n’en sais pas assez sur ce secteur pour pouvoir juger de l’efficacité de ces mesures mais il me semble que bon nombre d’entre elles étaient destinées aux traducteurs salariés victimes, du coup, de licenciement économique, sans que soit visiblement envisagé le sort des traducteurs indépendants – c’est toujours commode, ces professions dans lesquelles le droit du travail ne s’applique pas. Toujours est-il que c’est un marché qui a pratiquement disparu du jour au lendemain et démerde-toi avec ça si tu es à ton compte. Coup dur.
Là encore, c’est un cas extrême, mais sans aller jusqu’à l’effacement pur et simple d’un pan d’activité, les clients des traducteurs peuvent eux-mêmes changer de stratégie, changer de clients ou changer de marché. Un exportateur qui décide de cesser de vendre ses produits dans tel territoire (et n’a donc plus besoin de faire traduire sa documentation et ses catalogues dans la langue dudit territoire) ou l’arrêt d’une série de programmes audiovisuels dans une langue donnée à la fin d’une saison peuvent ainsi représenter une sérieuse baisse de volume pour les traducteurs concernés.
À lire : chez La Marmite du traducteur, « Développer votre activité avec la « spéversification » ».
… parce qu’il dépose le bilan
Un gros labo de postproduction parisien est en redressement judiciaire depuis la fin du mois de juin. Autant dire qu’un certain nombre de confrères se demandent actuellement à quelle sauce ils vont être mangés. Le redressement judiciaire indique une volonté de maintenir l’activité, c’est une bonne chose. Mais si ça se termine en liquidation, l’État et les salariés sont prioritaires pour récupérer leur dû, les fournisseurs ne pouvant être payés que s’il reste des sous après tout ça. Donc ça sent quand même un peu le roussi. Qu’est-ce qu’on fait dans un cas pareil ? On arrête de travailler pour le client en redressement et on attend de voir ce qui va se passer en faisant ce qu’on peut pour se faire payer. Ce qui suppose d’avoir d’autres clients, là encore, pour faire face aux dépenses courantes dans l’intervalle.
Dans l’audiovisuel en tout cas, les liquidations judiciaires sont un problème récurrent. Certaines boîtes en profitent d’ailleurs pour rouvrir sous un autre nom quelques rues plus loin, quelques mois plus tard, ce qui a de quoi énerver légèrement. C’est un facteur d’instabilité supplémentaire à prendre en compte, malheureusement.
À lire : pour s’informer, la fiche « Liquidation judiciaire : le sort des créanciers » sur Assistant-juridique.fr, ainsi que le « Glossaire des entreprises en difficulté » chez Par Défi.
… parce qu’on le quitte
Ça paraît un peu bizarre, dit comme ça. Mais un client qui devient mauvais payeur avec le temps ou qui impose un beau jour une baisse de tarifs sans discussion possible n’est pas, n’est plus un bon client. Alors oui, parfois, il faut se résoudre à perdre délibérément un client. Aux débuts de ce blog, en 2009, je venais de quitter un des premiers clients à m’avoir confié du travail en traduction technique quelques années auparavant. Leur politique en matière de traductions avait changé, leur réorganisation avait conduit à une renégociation de tarifs foireuse et j’étais très contente à l’époque de pouvoir claquer la porte sans trop de dégâts, d’autant que j’en avais un peu marre de traduire pour eux et que ça ne représentait pas un gros enjeu financier pour moi. Mais quatre ou cinq ans plus tôt, quand cette entreprise m’assurait près de 50 % de mon chiffre d’affaires de débutante, je n’aurais peut-être pas eu les moyens de faire la même chose (ou si je l’avais fait, les conséquences auraient été plus lourdes à supporter). Bon nombre de traducteurs, dans le « pool » de prestataires de langue française, travaillaient d’ailleurs presque exclusivement pour ce client : peut-être se sont-ils tous beaucoup mieux débrouillés que moi pour renégocier leurs tarifs en 2009, je n’en sais rien, mais sans doute certains se sont-ils aussi sentis piégés. Bref, je n’aurais pas aimé être à leur place.
À lire : sur Patenttranslator’s Blog, « Should Translators Say Adios to Customers Who Take Too Long To Pay? », sur La Marmite du traducteur « Une rentrée tardive chez La Marmite… et qui commence par un mauvais payeur ! » ainsi que « Gérer votre trésorerie : faire de la prévention contre les retards de paiement », et enfin sur Thoughts On Translation, « Dear Client… », qui détaille quelques scénarios de ce genre.
… parce que l’interlocuteur habituel du traducteur s’en va
Ce n’est pas une fatalité. Mais c’est un peu une loterie. Si l’interlocuteur du traducteur part occuper un poste comparable ailleurs, il emportera peut-être dans ses dossiers sa liste de traducteurs indépendants pour refaire appel à eux. Et s’il est remplacé par quelqu’un qui ne sait pas très bien à qui s’adresser ou n’a pas de velléités de changement à tout prix, ce successeur continuera vraisemblablement à faire travailler les mêmes traducteurs, du moment qu’ils donnent satisfaction. C’est évidemment une situation idéale : le traducteur garde son client n° 1 et gagne un client n° 2.
Malheureusement, ça ne se passe pas toujours comme ça. L’interlocuteur historique peut changer complètement de métier (ou au moins de type de poste) et son successeur peut arriver avec son propre carnet d’adresses, ses méthodes, ses habitudes et une volonté de tout révolutionner. Difficile alors de garder sa place de fournisseur. D’autant que parfois, c’est tout bête, mais le courant ne passe pas : l’humain joue un rôle important dans ces relations client-traducteur, et quand l’humain coince, c’est souvent rédhibitoire, malgré tous les efforts qu’on peut déployer.
À lire : beaucoup de chouettes billets sur les relations clients chez La Marmite du traducteur : « Have you hugged your customers today ? », « Les comportements qui font fuir les clients » ou encore « Chocolat (amer) : comment traitez-vous vos clients ? », mais aussi « Fidéliser ses clients : 9 pistes pour sortir du lot » chez Intercultural Zone – autant de conseils valables de façon permanente, bien sûr, mais particulièrement précieux quand on rame un peu pour trouver des atomes crochus avec un nouveau donneur d’ordre.
… à cause d’un (quasi-)confrère
Il y aurait des billets entiers à écrire sur les relations complexes entre traducteurs et relecteurs ou réviseurs, mais ce qui m’intéresse en l’occurrence, c’est qu’il arrive qu’un client fasse davantage confiance à son réviseur qu’à son traducteur – et parfois, il a tort. Pour peu que le réviseur ne soit pas de la même langue maternelle que le traducteur (oui, ça arrive) ou ne maîtrise pas si bien que ça la langue source (oui, ça arrive aussi), qu’il ne soit pas aussi compétent qu’il le présume, qu’il ait des choses à prouver ou estime que plus il corrige plus il justifie sa rémunération, il risque d’avoir la main exagérément lourde et de griller le traducteur. Certes, ce dernier peut se montrer diplomate, argumenter, répondre, contester fermement et réussir à se faire entendre. Mais parfois, malheureusement, il n’y a pas grand-chose à faire (l’humain, on y revient).
À lire : « The Dark Side of Translation Revision », article de Charles Martin dans Translation Journal.
De la même façon, que faire quand un ou plusieurs confrères, ou encore une agence, décident de casser le marché et de proposer leurs services à des prix défiant littéralement toute concurrence à vos clients habituels ? Mettre en avant la qualité de vos prestations, votre spécialisation, votre expérience, la relation de confiance patiemment tissée au fil des ans et toute cette sorte de choses peut tout à fait marcher si votre client a conscience de tout cela et connaît la valeur ajoutée d’une traduction payée au prix juste et réalisée dans des conditions optimales. Mais il suffit qu’il ait une réduction de budget en vue ou qu’il s’agisse d’un remplaçant de votre interlocuteur habituel qui se fiche comme de sa première chemise de la qualité des traductions qu’il commande en n’en voyant que le prix (un petit clic pour rire jaune ?) et paf, tout peut s’écrouler.
À lire : un billet plein de sagesse de Ma Voisine millionnaire, « Qui sont vos concurrents ? » et de bons conseils chez La Marmite du traducteur, « Négociation commerciale : pensez valeur, pas prix ».
En résumé ?
Toujours, toujours garder à l’esprit que la belle clientèle qu’on a patiemment conquise et fidélisée est précaire et que tout peut être remis en question du jour au lendemain. Sans vouloir être alarmiste, ma plus grosse vague de « perte de clients » jusqu’à présent a été concentrée sur une année, une seule, 2009 : une baisse de tarifs imposée chez deux clients (il se trouve que l’un d’eux était le labo actuellement en redressement judiciaire, l’autre étant le client de traduction technique dont il est question plus haut) et un allongement considérable (et illégal) des délais de paiement chez un client audiovisuel, toutes choses que je n’avais aucune envie d’accepter. C’est relativement bien tombé, je pouvais me permettre de m’en aller à ce moment-là et de perdre trois clients en quelques mois. Ça m’aurait vraiment, vraiment ennuyée de devoir continuer à travailler pour eux dans de moins bonnes conditions (mais, cela va de soi, avec le même niveau d’exigences), tant pour mon amour-propre que pour mon compte en banque. Mais sur le principe, ça fait beaucoup de clients en même temps. Alors oui, c’est environ mille fois plus facile à dire qu’à faire, mais d’une manière générale, diversifier ses sources de revenus est la seule façon de continuer à dormir sur ses deux oreilles le jour où Untel ou Untel vous lâche sans crier gare, quelle qu’en soit la raison.
C’est noté ?