Mais qu’est-ce que tu fais de tes week-ends ?
Depuis quelques mois, on me pose souvent une question qui ressemble à peu près à : « Alors Les Piles, tu as retrouvé ton rythme d’avant ton fol égarement dans l’Eurocratie ? » Puisque j’en ai marre de répondre : « Euh, ben oui en fait. » et que j’apprécie les efforts déployés par mes congénères pour engager la conversation, j’essaie d’ajouter quelque chose. J’explique par exemple que je me suis posé quelques conditions pour reprendre la traduction en free-lance, la principale à mes yeux étant que je m’interdis de travailler plus d’un week-end par mois.
Pourquoi ? Parce que mon fol égarement dans l’Eurocratie m’a tout de même aidée à recadrer un peu mes horaires de travail et m’a permis de constater qu’on se portait beaucoup mieux quand le boulot le week-end était l’exception et non la règle. C’est con, hein ? J’ai un peu l’impression d’inventer l’eau chaude, mais étant passée sans transition il y a dix ans de l’état d’étudiante à l’état de travailleuse indépendante dans un secteur où la disponibilité est un atout, je ne m’étais jamais vraiment posé la question : je faisais mes plannings sur sept jours, samedi et dimanche étaient des jours comme les autres. Et au final, avec ma propension à diluer mes heures de boulot et mon besoin frénétique de disperser mon attention pour me concentrer (cherchez pas, c’est comme ça depuis toujours), je finissais par être grosso modo sept jours sur sept collée à mon ordinateur, même si je ne travaillais pas réellement sept jours pleins par semaine.
À divers moments quand j’étais à l’Organisation (et surtout dans les derniers mois), il m’est arrivé de devoir travailler le week-end. Ça m’a gavée à un point inimaginable. Je m’en suis voulu d’avoir occasionnellement traînassé pendant la semaine, j’en ai voulu aux gens qui m’avaient collé trop de boulot sur le dos, je m’en suis re-voulu de n’avoir pas osé faire remarquer que j’étais déjà surchargée, j’en ai re-voulu aux intéressés de n’avoir pas spontanément prêté attention à la charge de travail qui pesait déjà sur mes frêles épaules, et puis j’en ai voulu aux responsables de la politique de recrutement de l’Organisation qui laissent partir plein de traducteurs en contrat temporaire sans les remplacer et sans songer que moins de traducteurs, ça veut dire plus de boulot pour ceux qui restent (look who’s talking). Que de rancœur, que de rancœur, mes amis.
Bref. En revenant à la vie de free-lance, j’ai ruminé tout ça et j’ai décidé d’avoir désormais des week-ends rien que pour moi (ou pour d’autres trucs que la traduction, en tout cas), sauf situations exceptionnelles : nouveau client, planning réellement incompressible chez mon client si la traduction est vraiment intéressante, chômage technique de quelques jours (ouvrés) suivi d’un afflux de commandes, etc. Pour l’instant, j’ai fait le compte : quatre week-ends travaillés pour cinq mois de reprise, je suis dans les clous. Aucun week-end entièrement travaillé, par ailleurs, et il s’agissait à chaque fois de cas dûment justifiés par moi-même à moi-même (J’AI LES AUTORISATIONS TAMPONNÉES ET SIGNÉES) (NON JE NE SUIS PAS FOLLE).
Si je vous raconte tout ça, c’est parce que j’observe non sans curiosité des réactions variées face à l’annonce de ce grand changement (grand pour moi, en tout cas), tant chez les clients que chez les confrères.
Côté confrères, j’ai eu de tout : la réaction blasée des traducteurs qui, eux, ont toujours sanctuarisé leurs week-ends nanmaispikoiencore ; la réaction fatiguée des traducteurs-parents qui savent que s’ils n’ont pas terminé vendredi à 17h30 la traduction à rendre le lundi, ils sont dans la panade ; la réaction surprise des traducteurs pour qui le week-end n’a pas vraiment d’existence, le boulot arrive quand il arrive ; la réaction désapprobatrice des traducteurs qui jugent qu’on loupe des commandes trop de la balle quand on se fixe des jours de congé trop rigides ; la réaction curieuse des traducteurs débordés qui aimeraient bien se poser mais n’y arrivent pas ; la réaction attristée des traducteurs hyper-bons gestionnaires de leur temps qui s’arrêtent quand ils le décident parce que dans « free-lance » il y a « free » et peu importe que ça tombe samedi, dimanche ou jeudi.
Cliente X, qui a le chic pour m’appeler le vendredi à 16h et me proposer « un petit sous-titrage de 10 minutes pour lundi » (à un tarif très bof, dois-je ajouter), a fini par me dire, après plusieurs refus successifs polis mais fermes de ma part : « En fait, tu ne prends pas beaucoup d’urgences, Les Piles ? ». Je ne sais pas pourquoi, j’ai senti pointer un très, très léger reproche dans cette question-constatation. Donc j’ai expliqué : les urgences, pourquoi pas, mais en semaine (et puis un tarif très bof ne donne pas envie de passer son dimanche devant son logiciel de sous-titrage, ai-je ajouté en toute subtilité, tout en sachant pertinemment que ce genre d’argument n’a à peu près aucune prise dans l’audiovisuel). Cliente X a paru surprise. On a retravaillé ensemble depuis, donc a priori mon « manque de flexibilité » (ça doit être comme ça que c’est perçu en novlangue) ne m’a pas complètement grillée, mais j’ai bien senti le sous-entendu du « Ah ouais ? » qu’elle a laissé échapper : « Mais qu’est-ce que tu fais de tes week-ends, Les Piles ? Et pourquoi diantre as-tu besoin de week-ends ? »
Je les aime bien, ces nouveaux week-ends. Vraiment, vraiment bien. Je ne saurais pas dire « ce que j’en fais » d’une manière générale, parce que c’est très variable – ça va de la glandouille intégrale à la pose d’un nouveau linoléum dans la salle de bain, en passant par les bricoles pour l’Ataa, le cycle Mankiewicz au cinéma d’art et d’essai du coin ou la nuit blanche passée à papoter avec Copine B. qui plombe un peu mes velléités d’action le dimanche. Et en fait, c’est très bien comme ça. Ma seule crainte est de me laisser happer à nouveau par ce rythme de vie un peu absurde, celui d’avant. Mais on y croit, hein ?