Tics, manies et autres névroses (ép. 11)
Le point de départ de ce billet est un tweet de @libbyheighway, qui a bien voulu que je m’en inspire pour rédiger un nouveau chapitre de cette étude hautement rigoureuse de nos tics, manies et névroses.
Le traducteur est un petit être délicat. Confronté au monde hostile qui l’entoure, il a parfois des réactions étranges, compulsives, inquiétantes. Certains préfèrent parler de « déformations professionnelles » pour minimiser la chose, mais let’s face it : le traducteur professionnel est gravement atteint. Cette série de billets explore les tics, manies et autres névroses de la gent traductrice.
Il se fait tard, une voix nasillarde dans un haut parleur indique que le magasin de bricolage va bientôt fermer ses portes, il y a très exactement 35 articles entassés dans ton caddie, tu te dis qu’il faudrait songer à te diriger vers les caisses, mais… Où est donc passé le traducteur qui t’accompagnait, où se cache la traductrice qui est entrée avec toi dans le magasin il y a deux heures ?
Regarde, il est là. Quatrième allée sur la gauche. Il est immobile devant un mur d’outils variés et tu vois bien, de loin, qu’il est très concentré, mais… que tient-il dans les mains ? Qu’est-ce qui mobilise ainsi toute son attention, au point qu’il a occulté la fermeture imminente du magasin ? Qu’est-ce donc qui semble l’avoir propulsé dans une dimension parallèle ?
Un emballage de tournevis.
Oui. Mais. Un emballage de tournevis EN SEPT LANGUES, môssieur !
La voilà, la malédiction éternelle du traducteur faisant des courses. Du traducteur déballant n’importe quel objet acheté dans le commerce. Du traducteur prenant en main un emballage de plat cuisiné. Du traducteur découvrant un menu bilingue. Du traducteur visitant un site disponible en plusieurs langues. Du traducteur… oui, mesdames et messieurs, du traducteur saisissant un paquet de nouilles chinoises :
(Nous y voilà : merci, Elizabeth !)
Mais qu’est-ce au juste que la contemplation multilinguite (eh oui, il lui fallait bien un nom) ? Une plongée soudaine hors du temps ? Une lente dérive vers un univers déconnecté de la réalité ? Le symptôme d’un douloureux besoin d’évasion ? Celui d’une neurasthénie alarmante ?
Attention, pas de psychodrame outrancier : il est important, pour le parent/conjoint/ami/amant/fuck-friend témoin d’un accès de contemplation multilinguite, de savoir que le traducteur qui en est atteint ne souffre pas. Ce qui peut ressembler de loin, pour le profane, à de soudaines absences quelque peu préoccupantes, est en vérité une seconde nature chez le traducteur.
Rien de grave, en somme. Tout au plus un mini-tic, une microscopique manie, une toute-toute-toute petite névrose.
Même pas, plutôt une habitude, un réflexe. Car selon une loi bien connue, tout texte, quel qu’il soit, tend à attirer le regard du traducteur lambda. L’alinéa 2.3 de ladite loi dispose en outre que l’attention dudit traducteur est irrémédiablement capturée dès lors que son œil constate la coexistence en un même lieu de différentes variantes linguistiques d’un même texte.
Voilà pour le principe. Reste à analyser les raisons profondes de cette plongée en contemplation multilinguite. Elles sont au nombre de trois, si l’on en croit les dernières recherches sur le sujet :
1. la curiosité : oui, sa soif perpétuelle d’apprendre pousse le traducteur à chercher la réponse à des interrogations aussi existentielles que « comment dit-on ‘réchauffer 3 minutes au micro-ondes’ en portugais ? » ou « tiens, comment ils ont traduit ‘gravy’ en français ? » ou encore « voyons si ce mot a la même racine germanique en néerlandais qu’en allemand ». Et non, il ne faut pas s’en moquer : le traducteur est lingophile, une pathologie fort bien décrite récemment par mon éminent confrère Pierre, par ici, et qui transparaît dans d’occasionnelles crises de localite. Sans oublier que le traducteur est comparitopathe, si vous avez tout bien suivi. Cette passion pour la langue, les langues, et cette envie irrépressible de comparer les énoncés rédigés dans des langues différentes sont constitutives de l’être-traducteur, c’est comme ça. Et puis on ne sait jamais, ça peut servir un jour en vadrouille. Si-si.
2. l’espièglerie : ah, il ne faudrait pas prendre le traducteur pour un triste sire. Il aime la galéjade et – il faut l’avouer – lorsqu’il prend en main un gratin de poisson quadrilingue ou un kit de jardinage d’intérieur made in China, une petite partie de lui-même espère bien tomber sur l’une de ces perles de traduction drolatiques qui vous éclairent une journée. Votre blogueuse dévouée ne s’est ainsi jamais remise de cette poêlée aux aubergines qu’elle a croisée un jour (et qu’elle vous a déjà servie, oui, je sais) :
Ne jamais sous-estimer la valeur d’une bonne tranche de rigolade, en somme. Et tant pis si ça ne te fait pas rire, toi, parent/conjoint/ami/amant/fuck-friend. (Mais si, quand même, regarde, c’est trop drôle, non, hihihihi ?)
3. un brin de masochisme : moui, il faut l’avouer aussi. Lorsqu’il prend en main un gratin de poisson quadrilingue ou un kit de jardinage d’intérieur made in China, le traducteur sait aussi qu’il va peut-être se faire du mal et tomber sur une nouvelle illustration du manque de considération dont fait l’objet son beau métier.
Mais à bien y réfléchir… c’est aussi relativement rassurant s’agissant du caractère indispensable des traducteurs humains, ma foi.
Du coup, l’enchaînement de la curiosité du point 1., du fou rire du point 2., puis de la grimace du point 3. culmine chez le traducteur en une sorte d’Aufhebung où se mêlent la curiosité satisfaite, la certitude d’avoir gagné quelques minutes d’espérance de vie en rigolant un peu et l’optimisme quant à l’utilité future de son métier.
Alors, vous voyez bien qu’il n’y a rien de grave. C’est un moment de grâce pour le traducteur plongé dans sa bulle de contemplation multilinguite. Ne le dérangez pas, laissez-le, il en a besoin.
(Et abonnez-le au groupe « Traductions de merde », si ce n’est pas déjà fait. Des heures de bonheur assurées.)