Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Faites-moi plaisir

Twitter a cela de pratique qu’on y voit passer, moyennant des abonnements bien choisis, à peu près tout ce qui se publie en ligne concernant la traduction, les langues, les difficultés de communication interculturelle, mais aussi plein d’autres domaines potentiellement intéressants de près ou de loin.

C’est-à-dire environ un article sur trois portant dans son titre la formule « Lost in translation ». Ou « Found in translation ». Vous trouvez que j’exagère, hmm ?

Bon. Faisons une petite recherche élémentaire sur Gougueule, juste pour voir, sans aucune prétention scientifique : 1. l’expression précise « lost in translation » 2. en excluant les termes « Coppola » et « Murray » pour éliminer autant que faire se peut les références au film qui porte ce titre 3. en restreignant le champ de la recherche aux 30 derniers jours.

Je vous la fais courte, il y a 21 pages de résultats.

211 entrées, dit Gougueule. Dites, c’est pas un peu beaucoup, ça, pour un mois ? Le tout, noyé dans la masse, bien sûr. Car si on enlève la restriction de date, on aboutit à près de 15 millions de résultats. Et il y a un peu de tout, dans le lot.

Rappelons que « lost in translation », c’est d’abord deux choses. Premièrement, une citation approximative du poète américain Robert Frost : « Poetry is what gets lost in translation. » (issue de Conversations on the Craft of Poetry, 1959). Je dis « approximative » car la véritable citation semble être plutôt « I could define poetry this way: it is that which is lost out of both prose and verse in translation » (je fais aveuglément confiance aux infos trouvées en ligne, ne connaissant pas l’ouvrage dont il est question). Deuxièmement, le titre d’un poème d’un autre Américain, James Merrill, texte que je vous invite à aller découvrir par là si vous ne le connaissez pas (publié initialement en 1974 dans le New Yorker). Comme je ne suis pas non plus une exégète accomplie de cet auteur (et que ledit poème n’est pas limpide-limpide à la première lecture, bien qu’il dégage une curieuse impression de familiarité, peut-être parce qu’il me rappelle mes jeunes amours Auden-iennes), je vous en copie-colle ici la substantifique moelle telle qu’elle est résumée dans un article sur ce curieux petit site intitulé Digital Archive of Revision for Scholars & Students :

It is Merrill’s most anthologized lyric poem, taking as its main conceit the narrator’s childhood memory of piecing together a puzzle with his nanny during the summer of his parents divorce. When Merrill was 13 years old, in 1939, his parents’ divorce made front-page news in The New York Times. Merrill imagines the puzzle-making as a way to reconstitute the family that is falling apart but the metaphor extends into his adulthood and characterizes his lifelong efforts to redeem losses by forging reparative connections. Embedding mysteries and recondite references to future events Merrill complicates the poem’s central metaphor by both engaging the reader in the process of “piecing together” and by suggesting adult analogues—such as translation, or poetic creation—to the child’s play. Memories of the language of his French nanny, “Mademoiselle” (later discovered to be German) evoke passages from a Rainer Maria Rilke translation of Paul Valéry’s “Palme” that lead him to connect seemingly disparate activities.

Si on jette un coup d’œil à Ngram, l’outil fort intéressant permettant de déterminer la fréquence d’apparition d’un mot ou d’une expression dans le corpus de Google Books, on note que « lost in translation » est carrément inexistant avant les années 1950 (et la citation de Robert Frost, donc), mais connaît un premier pic de popularité après la fin des années 1970 (et la publication du poème de Merrill, donc), puis un second pic de popularité dans les années 2000 (avec, peut-on le supposer, la sortie du film de Sofia Coppola).

Ce qui est marrant (si si), c’est que lorsqu’on jette un autre coup d’œil aux résultats Google Books d’avant Merrill, l’expression est utilisée pour parler, très littéralement, de notions ou de nuances qui sont, effectivement, « lost in translation », c’est-à-dire qui se perdent dans le processus de traduction, que la référence à Robert Frost soit ou non explicite (voir les résultats sur Google Books ici). C’est à partir des années 1980 que commence la récupération de l’expression dans des titres de livres ou d’articles (voir par là), et que cette petite poignée de mots semble acquérir une quasi-autonomie. Impression confirmée si l’on fait une recherche sur les titres de livres chez amazon.com (oui, pardon, entre Google et Amazon, aujourd’hui je fais fort dans la World Company) : plus d’un millier de bouquins comportent dans leur titre ou leur sous-titre l’expression « lost in translation ». Là encore, si l’on fait abstraction des ouvrages consacrés au film de 2003 et des rares qui doivent aborder des questions d’intraduisibilité, il y a à boire et à manger :

Petite parenthèse franco-centrée : sur le web français, c’est manifestement le film qui fait entrer l’expression anglaise dans les titres d’articles (articles qui ne sont pas consacrés au film, hein). Dans des contextes parfois très, TRÈS fantaisistes.

Donc oui, « lost in translation » se porte bien. Très, très bien, même. À tel point que pour se démarquer, des petits malins se sont dit qu’ils pourraient utiliser aussi… « found in translation ». Pardon, que dites-vous ? Ça ne veut rien dire, c’est n’importe quoi ? N’exagérons pas, même s’il y a un peu de ça. Une occurrence assez ancienne (1963) de l’expression en tant que telle (et non dans des phrases telles que « The article is also to be found in translation in XXX… ») apparaît sous la plume d’un certain David Ossman, auteur, réalisateur et comédien américain :

Ça avait l’air intéressant, mais on n’en saura pas plus, le bouquin n’étant pas consultable en intégralité. Seulement voilà, comme sa cousine « lost in translation », « found in translation » est employée pour parler de tout et n’importe quoi. Sur Gougueule, plus de 400 000 résultats. Et là encore, un peu de tout.

Bref. Résumons-nous, vous voulez bien ?

Le principe général

Si vous écrivez un papier, si vous publiez un livre, etc. sur l’étranger, l’incommunicabilité, les langues, la traduction, que sais-je dans ce genre-là, ne l’intitulez pas « Lost in translation ». Ni « Found in translation ». Ce n’est pas original, c’est éculé comme c’est pas possible, et en plus, vous serez noyé dans la masse grandissante des publications qui portent ce titre. Et puis vous galvauderez tout à la fois une jolie citation de poète, un joli poème et un joli film, nan mais.

Le principe, version groupie

Si vous écrivez un papier sur n’importe quel sujet et que vous avez envie de caser à tout prix dans le titre « Lost in translation » parce que vous êtes trooooop fan de Sofia Coppola (et de Bill Murraaaaayyy !)(je sais)(moi aussi je l’aime, Bill) et que vous trouvez ce film trooooop cool, retenez-vous, s’il vous plaît. Manifestement, vous ne savez pas utiliser cette expression et ça risque fort d’être ridicule (en plus d’être éculé)(et peu original)(et de galvauder tout à la fois etc. etc.).

Le principe, version prestataire de services linguistiques

Si vous avez envie d’intituler votre site, votre entreprise, une page de votre site, etc. « Lost in translation » ou « Found in translation », voire « (not) Lost in translation » (hahaha), abstenez-vous, par pitié. Vous êtes environ 14 milliards à avoir eu la même idée.

La question subsidiaire

« Oui, mais si j’écris sur Lost in Translation de Sofia Coppola, Lost in Translation de James Merrill, Robert Frost ou la notion d’intraduisible ? »

Là d’accord. Mais un peu d’originalité ne vous ferait pas de mal, que diantre. Allez, faites-moi plaisir.

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