Chère jeune consœur, cher jeune confrère, cher petit scarabée, (1/2)
La vieille conne est de retour
sauf que là, elle cherche surtout un appartement et fait des dégustations de porto entre amis. Oui, pardonne-moi cette formule un tantinet vulgaire, mais vois-tu, en ce mois d’octobre 2013, je fête (« fêter » est-il le bon mot ?) mes dix premières années d’exercice de mon bô métier, alors je me sens un peu croulante, d’un coup.Et puisque je m’apprête à replonger dans la traduction indépendante, autant que tu profites pleinement de ce moment d’éternel retour. Cette expérience incommensurable m’ayant appris qu’on ne répétait jamais assez les choses, j’ai décidé de réunir dans ce billet en deux parties vingt anti-commandements de vieille conne, un peu dans la veine des vingt anti-commandements de la traductrice à qui la moutarde monte au nez (publiés il y a deux ans par là). Ils te sont destinés à toi, petit scarabée, toi, chère jeune consœur, toi, cher jeune confrère, toi, jeune diplômé(e) fringant(e), prêt(e) à te lancer dans la jungle de la traduction indépendante. Tu pourras leur trouver un ton donneur de leçons pas drôle (je t’en prie, je ne suis pas à ça près), mais c’est le principe des conseils de vieille conne et puis garde-les quand même sous le coude pour les lire un jour de désœuvrement parce que j’te ferai dire que j’ai pris la peine de leur donner un vague air pédagogique, quand même.
NB : bien qu’elle soit trop modeste pour le reconnaître, L’autre jour a contribué au recensement de ces anti-commandements ; elle tient par ailleurs une rubrique « Conseils à un jeune traducteur inexpérimenté » qui ne manque pas de piquant.
1. Lance-toi dans la traduction indépendante sans te renseigner sur les statuts d’exercice qui existent en France. (« Il faut un statut, maintenant, pour travailler dans ce pays ? Je croyais qu’on pouvait faire des factures comme on voulait, moi ! »)
Oui, première dure réalité de la vie : toute activité rémunérée, en France doit se faire selon un cadre, un statut quelconque. C’est-à-dire, pour schématiser, selon des modalités qui vont te permettre de verser des cotisations sociales pour ta Sécu et ta retraite (plus quelques menues contributions supplémentaires), et de payer des impôts.
On peut être traducteur salarié, traducteur fonctionnaire, traducteur en portage salarial, traducteur auteur, traducteur autoentrepreneur, traducteur en libéral, cabinet de traduction, SCOP de traducteurs (j’en oublie peut-être), mais on ne peut pas être un traducteur bohême (« trabo » ?), malheureusement, car on est alors en infraction.
2. Ne lis surtout pas les infos et la documentation à disposition sur les sites d’associations professionnelles ou de traducteurs à ce sujet, bien sûr (se renseigner, c’est soooo XXe siècle).
Le site de l’Aprotrad, par exemple, récapitule certains modes d’exercice possibles.
Le site de l’Ataa comporte une page de questions-réponses sur le statut social et fiscal des traducteurs/adaptateurs de l’audiovisuel (voir aussi les « autres documents utiles » dans la colonne de droite sur cette page).
Pour en savoir plus sur le statut d’autoentrepreneur (le plus léger pour démarrer une petite activité dans la traduction dite « pragmatique »), on peut faire un tour chez TrëmaTranslations.
Quand on exerce en BNC, on est encouragé (fiscalement) à adhérer à une AGA (association de gestion agréée) qui propose aussi – si elle fait bien son boulot – des formations fort utiles à ses adhérents.
Enfin, contacter les Impôts (par mail, pour avoir une trace écrite) est toujours une bonne idée (même s’il faut reconnaître que du côté du droit d’auteur, les services fiscaux ne sont pas tous toujours au point).
3. Si on te renvoie vers des textes officiels sur le site de l’URSSAF, celui de l’Agessa, dans le Code des impôts ou de la propriété intellectuelle, voire si on te parle de contrats, devis, comptabilité, n’oublie pas de répondre quelque chose comme : « Ah, mais j’y comprends rien, moi, LOL. »
Récapitulons : 1) tu te lances dans un métier qui suppose une excellente maîtrise et donc une excellente compréhension de ta langue maternelle ; 2) si tu envisages d’exercer à ton compte, tu es un futur entrepreneur (eh oui) ; 3) tu es – je l’espère – un citoyen vaguement conscient du fait qu’il existe des lois que nul n’est censé ignorer dans notre bô pays. Et tu voudrais me faire croire que tu n’es pas capable, pour les beaux yeux de ton gagne-pain, de comprendre une explication de l’administration publique moyennant quelques efforts (genre une lecture attentive et la consultation d’un dictionnaire) ?
Ta-ta-ta-ta-ta.
On a le droit d’être fâché avec les formulations absconses des textes officiels français (il est même recommandé de ne pas adopter leur style pour traduire, hein). On a, a fortiori, le droit de ne pas devenir spontanément expert-comptable par l’opération du Saint-Esprit pouf comme ça. Mais si on n’a même pas le courage de se plonger dans les textes régissant le statut qu’on s’apprête à adopter pour deux, dix, trente ans, alors que pendant ces deux, dix, trente ans, on sera seul responsable de sa petite activité, on est mal barré. Et on ne donne pas une super image de sérieux, en fait. Il faut essayer. Persévérer. Et se former, par exemple auprès d’une association de gestion agréée, d’un organisme de formation professionnelle continue, d’une société d’auteurs, etc. C’est aussi à ça que ça sert.
4. Lance-toi aussi sans te renseigner sur les tarifs, tu te feras plein d’amis.
Les tarifs – et donc le flouze –, en traduction comme à peu près partout, c’est le nerf de la guerre. Dans une économie libérale, chacun est libre de fixer comme bon lui semble le prix de ses prestations, l’entente sur les tarifs est même interdite. Dans les faits, il est fortement conseillé de se renseigner un peu sur les tarifs pratiqués dans le domaine de la traduction qu’on vise, histoire de savoir comment se positionner. C’est compliqué, je l’admets. D’abord parce que certains professionnels ne veulent pas dévoiler leurs tarifs, ensuite parce que la traduction est devenue un marché mondialisé et qu’un tarif appliqué par un traducteur en France est nécessairement différent de celui d’un traducteur établi dans un pays à bas coûts, et enfin parce que le terme de « traduction » recouvre un vaste ensemble de prestations parfois peu comparables.
Ceci étant dit, ce n’est pas une excuse pour casser les prix (en fait, si on regarde bien, il y a assez peu d’excuses pour casser les prix) et il est donc conseillé de se renseigner un minimum. Ainsi, la SFT publie régulièrement une enquête sur les conditions d’exercice des traducteurs libéraux et les tarifs qu’ils pratiquent. L’ATLF fait pareil pour les tarifs en traduction d’édition. Le SNAC (Syndicat national des auteurs et des compositeurs) publie quant à lui des tarifs syndicaux en matière de sous-titrage, voice-over et doublage. Et d’une manière générale, rien n’empêche de contacter quelques professionnels en exercice pour recueillir leur avis et se faire sa propre idée.
Penser à une chose, aussi : un tarif au mot, au feuillet, à la ligne, au sous-titre, à la minute… paraît très abstrait quand on démarre. Il faut absolument prendre le temps de calculer combien de mots « prêts à livrer » on est réellement capable de traduire par heure ou par jour, dresser une estimation des charges que l’on va être amené à payer en fonction du statut qu’on aura choisi et faire ses comptes. Si je peux traduire 1 000 mots/jour quand je commence et que j’accepte des traductions payées à 0,02 euro le mot en libéral, le calcul est vite fait : je n’aurai même pas de quoi payer un loyer à la fin du mois. Un traducteur diplômé est quelqu’un qui a généralement fait au moins cinq ans d’études et il n’y a pas de raisons d’accepter une rémunération ridicule sous prétexte qu’on est débutant. J’ai parlé dans un billet récent des plateformes de traduction en ligne (exemple pris au pif), je n’y reviens pas.
5. Accepte n’importe quoi dans n’importe quel domaine, parce que « c’est toujours une expérience » et que 50 pages de droit fiscal catalan ou de prothèses orthopédiques, ça ne doit pas être si sorcier que ça avec un bon dico (ah si ?).
Faut-il vraiment développer ? Non, on ne peut pas TOUT traduire quand on est traducteur. Un texte spécialisé, c’est l’affaire d’un spécialiste. Et non, on ne risque pas seulement sa réputation (ce qui est déjà beaucoup) : traduire des textes médicaux sans rien y connaître, c’est prendre le risque de mettre des vies en danger, mal traduire un contrat, c’est potentiellement mettre en difficulté financière le client qui ne manquera pas de se retourner vers son prestataire, etc.
6. D’ailleurs, si tu envoies des CV ou postules auprès d’agences de traduction, veille à énumérer toutes les spécialisations possibles qui te passent par la tête. Si-si, toutes, c’est mieux.
Ce point-ci découle du précédent : se présenter comme un traducteur jeune diplômé spécialiste 1) du génie biomédical 2) de la poésie du XVIIe siècle 3) des fiducies 4) de l’aérospatiale 5) de la musique conceptuelle 6) des brevets logiciels 7) du doublage 8) de la monétique 9) de la cancérologie digestive 10) de l’élevage équin 11) de l’histoire militaire et 12) des contrats de prestation logistique, c’est… risqué, disons les choses comme ça.
Développer plusieurs spécialités au fil de ses années d’expérience, c’est tout à fait crédible, c’est même souvent recommandé si l’on ne veut pas se cantonner à un créneau du marché. Se dire d’emblée expert dans des domaines extrêmement différents, c’est suicidaire. (Ou rigolo, comme dans le cas de la candidature ci-dessous que j’ai reçue il n’y a pas longtemps, mais je crois que ce n’était pas le but recherché.)
7. Accepte aussi n’importe quel délai et sois optimiste quant à tes compétences fraîchement acquises (on travaille mieux quand on enchaîne les nuits blanches dans un climat de panique, c’est bien connu)
C’est tentant au début, terriblement tentant. Je sais. Mais il faut vraiment faire attention et ne pas sous-estimer les nombreuses étapes d’une traduction : les recherches, les potentiels « os » terminologiques sur lesquels on peut perdre du temps, le peaufinage, la relecture approfondie… Traduire, ce n’est pas taper un premier jet au kilomètre. Quitte à ajuster ses prévisions, mieux vaut partir du principe que non, on ne sortira pas 5000 mots-jour prêts à livrer tous les jours toute l’année en tant que traducteur débutant. Bâcler une première traduction pour un client ou la rendre en retard risque de compromettre sérieusement la suite de votre collaboration et de te valoir une publicité négative dont tu pourrais te passer, en fait.
8. Quand tu prospectes ou quand tu contactes des confrères en exercice, ne prends pas la peine non plus de personnaliser le message que tu envoies ou de te renseigner au préalable pour savoir si tu écris à une femme ou à un homme, à une agence ou à un professionnel qui exerce seul, à un traducteur spécialisé dans l’automobile ou la littérature.
Votre blogueuse dévouée reçoit régulièrement des mails commençant par :
« Madame, Monsieur [aux dernières nouvelles, je suis une Madame et mon prénom de la vraie vie laisse peu de doute à ce sujet],
J’ai trouvé vos coordonnées sur le site [je n’ai pas de site pour l’instant] de votre cabinet de traduction [je travaille seule] et souhaiterais vous proposer… »
Inutile d’aller plus loin dans la lecture, de mon point de vue…
Tiens, inspire-toi par exemple des conseils pleins de bon sens que donne Bahan dans son billet « À la recherche d’un stage de traduction ? » pour voir de quoi je parle…
9. Si tu consultes un professionnel ou une association de traducteurs, garde-toi te suivre les conseils qu’ils te donneront et fais de préférence l’inverse.
Ah, mon jeune traducteur préféré, c’est celui qui m’écrit pour demander un conseil (du genre : « on me propose 0,02 euro le mot pour un brevet hyper pointu, j’accepte, hein ? » ou « on me demande de traduire 40 000 mots en deux jours, c’est tout bon ? ») tout en sachant déjà pertinemment qu’il acceptera les conditions inacceptables qu’on lui propose, quelle que soit ma réponse. Il cherche la bénédiction de la vieille conne, en somme. Un conseil de vieille conne : ne demande pas son avis à quelqu’un du métier si tu ne comptes de toute façon pas en tenir compte. Fais ton truc dans ton coin et ne t’en vante pas.
10. Ne les remercie surtout pas pour le temps qu’ils t’ont consacré.
Je sais. Ça paraît fou. Mais la politesse est une valeur qui se perd, ma bonne dame. Remercier quelqu’un qui a pris la peine de répondre à une demande de renseignements, ça devrait être un réflexe pour tout le monde, quoi qu’on fasse dans la vie ; mais quand on envisage d’exercer un métier qui repose beaucoup sur le réseau et le relationnel, il est carrément kamikaze de sauter l’étape « merci ». Et si tu as oublié de remercier lors de la réception de la réponse, n’hésite pas à remercier même tardivement, un merci se réchauffe très bien et ne coûte strictement rien.
À ce sujet, voir aussi ce billet de L’autre jour (ça va sans dire mais ça va encore mieux en le disant, groumpf).
Suite au prochain numéro.