Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Ô MadZ, ô petit scarabée

Saviez-vous qu’il existait un « topic des traductrices » dans les forums de MadmoiZelle ? Ben moi non plus, tiens. MadmoiZelle, c’est le « magazine féminin pour les jeunes femmes qui ne sont pas celles que vous croyez ». En même temps, je suis pour ma part exactement celle que vous croyez, de moins en moins jeune et fortement rebutée depuis toujours par le principe même d’un média « pour femmes » (brrrrr…), donc je n’ai objectivement pas beaucoup de raisons de le lire. L’ayant vu apparaître il y a quelque temps dans les statistiques du blog (mon Big Brother à moi), je suis allée regarder par curiosité ce qu’il s’y disait et comment Les piles arrivait dans la conversation. Je vous épargne la lecture des sept pages dudit topic : les MadZ (c’est comme ça qu’on dit) y fournissent infos et conseils sur les formations à la traduction qu’elles suivent (très bien-très bien), racontent leurs stages de traduction (très bien-très bien) et s’échangent des noms de plateformes low-cost où « se faire la main et gagner quelques sous » (beaucoup moins bien-moins bien).

Ce dernier point a donné lieu le mois dernier à un échange de messages pas inintéressant. En gros, une intervenante 1 qui réalise occasionnellement et pour des clopinettes des traductions pour ce genre de plateformes se faisait dans un premier temps allumer gentiment par une intervenante 2, laquelle trouvait qu’il ne fallait pas brader son talent et contribuer ainsi à la dégradation générale des conditions de travail des traducteurs. Puis l’intervenante 1 expliquait qu’elle n’avait pas le choix, financièrement parlant, et qu’elle n’acceptait dans ce cadre que des textes qui de toute façon n’auraient pas – selon elle – été confiés à des professionnels. Du coup l’intervenante 2, conciliante, disait que OK, il ne fallait peut-être pas diaboliser les plateformes à bas coût, puisque bon, il faut bien vivre. Et tout le monde était copine, c’était chouette.

Malheureusement, « Fab, rédac’chef de MadmoiZelle » (c’est le mail qui le dit, hein) n’a jamais voulu valider mon compte pour que je puisse laisser libre cours à ma réaction épidermique répondre en mode « vieille conne » de façon pédagogique à ce fil de discussion. Il faut croire que « Prénom : Les Piles », « Nom : Intermédiaires », ça n’inspire pas confiance. Alors j’ai fait ce que je fais généralement dans ces cas-là : un esclandre en tête-à-tête avec moi-même billet de blog.

D’abord, je dois dire que la première réaction de l’intervenante 2 m’a fait plaisir – au moins les écoles de traduction font-elles un peu leur boulot en sensibilisant les étudiants à l’importance de ne pas travailler n’importe comment pour n’importe quel prix (et louons bien sûr son bon goût en matière de blogs, puisqu’elle renvoyait dans ce message vers deux billets des Piles, d’où l’apparition du lien dans mes stats) (oui, mes chevilles se portent bien, merci).

Ensuite, arrêtons-nous sur plateformes à bas coût (il est difficile d’en parler sans citer leur nom, mais je n’ai pas très envie de leur faire de la pub ici). Grosso modo, elles poussent comme des champignons depuis cinq ou six ans, il faut parfois payer pour s’y inscrire, elles proposent de la traduction à très bas coût et quand elles affichent leurs tarifs, on constate qu’elles vendent les traductions standard autour de 0,05 dollar le mot, ce qui laisse songeur quant à ce qu’elles peuvent verser à leurs esclaves traducteurs. Ajoutons qu’un tarif en dollars, ce n’est pas un tarif en euros (le 30 juin, xe.com m’indiquait que 0,05 dollar US = 0,038 euro) et qu’il faut généralement ajouter des frais de transaction (bancaires, PayPal…) et des frais de change à toute transaction conclue avec l’étranger dès lors qu’on veut se faire payer en France (sans parler des problèmes de juridiction compétente et des recours très limités que l’on risque d’avoir dans le cas – certes fort improbable – où l’on ne réussirait pas à se faire payer).

Mais je vous entends déjà : Les Piles, tu as déjà râlé maintes et maintes fois au sujet des traductions à bas prix, change de disque ça ne sert à rien de t’indigner toute seule dans ton coin, alors pourquoi t’acharner une fois de plus sur ce sujet ? Et après tout, pourquoi ces plateformes ne fourniraient-elles pas une première expérience trop de la balle à un étudiant en traduction basé en France, hein ?

Eh bien personnellement, je pense que c’est un mauvais calcul à tous les points de vue. Et je m’en vais vous raconter pourquoi.

1. Commençons par un petit rappel technique : en France, on ne peut exercer AUCUNE activité rémunérée sans être rattaché à un statut (auteur, profession libérale, autoentrepreneur, salarié…) ni sans payer des cotisations sociales et des impôts sur les revenus qu’on en retire. Que l’on soit étudiant par ailleurs, que l’on travaille pour une plateforme américaine qui rémunère en dollars par PayPal ne change rien à l’affaire : il faut raquer, sinon, on est dans l’illégalité la plus totale. Ces plateformes ne se préoccupent généralement pas beaucoup de savoir si les esclaves traducteurs qu’elles font trimer sont ou non en règle du point de vue de leur statut d’exercice et il faut bien dire que les étudiants sont rarement très au courant de ces questions-là. Là encore, ça ne change rien, il faut se renseigner : quiconque perçoit ce qui est assimilable à des honoraires sans cotiser à l’Urssaf et sans déclarer ces revenus au fisc se retrouve en infraction. Du coup, le tarif super-bas devient super-super-super-bas après déduction des cotisations sociales et des impôts, zavez vu ? Voilà, c’est pour ça, entre autres choses, qu’on ne peut pas encourager ces tarifs-là : déjà quand on travaille au noir, ils sont très bas, mais quand on régularise les choses (et c’est quand même conseillé), ils frisent le néant.

2. Ensuite, quand on prospecte auprès de ce type d’exploiteurs, il est mathématiquement impossible de gagner sa vie correctement : on fait de l’abattage pour finir le mois et il ne reste pas assez de temps pour faire de la prospection et du démarchage en vue de trouver d’autres clients qui paient normalement (car la prospection et le démarchage sont des activités de longue haleine). Épuisement à l’horizon, en somme. Sauf si on appuie sur le bouton « translate » de Google Trad, mais c’est se faire une bien piètre idée de la traduction, n’est-il pas, petit scarabée ?

3. À faire de l’abattage, qui plus est, on risque fort de prendre de mauvaises habitudes. C’est non seulement dommage mais aussi très dommageable, quand on est encore étudiant ou à peine sorti de la fac. Il est déjà assez difficile de passer du tempo « école de traduction » à celui de la vraie vie et il faut généralement un temps d’adaptation pour trouver un rythme de croisière permettant de livrer de la qualité, d’en livrer suffisamment par mois pour en vivre et d’y consacrer un temps qui laisse quand même quelques heures par semaine pour ces trucs totalement accessoires et surfaits que sont le sommeil, les repas, voire le temps libre et les loisirs. Mais cette équation précaire s’écroule complètement dès lors qu’on accepte n’importe quoi à n’importe quel tarif. Et c’est forcément la qualité qui s’en ressent.

4. Arrive alors l’argument suivant : « Oui, mais c’est toujours une expérience sur mon CV ». Le problème, petit scarabée, c’est que tout le monde les connaît, ces plateformes, et que tout le monde connaît leur fonctionnement. Faire savoir qu’on a prostitué ses compétences pour une misère n’est pas forcément la meilleure façon de dégoter ensuite des clients plus intéressants. Pour cette raison, quand on part de tarifs très, très bas, il est très, très difficile de remonter la pente et d’exiger plus. Illusoire de tenter d’exiger plus du client exploiteur, d’abord : pourquoi paierait-il plus ce qu’on lui a pratiquement donné pendant des mois ou des années ? Compliqué d’aller prospecter ailleurs, ensuite, parce qu’on fait de l’abattage et qu’on n’a pas le temps (voir point 2 ci-dessus), mais aussi parce que si on n’a que des plateformes à bas prix sur son CV, on attire principalement d’autres plateformes à bas prix.

5. Arrive alors la question suivante : « Oui, mais alors comment acquérir de l’expérience, bouhouhou ? » Il y a les ONG, petit scarabée. Pour se constituer une expérience en traduction sans nuire aux professionnels qui seront demain des confrères, on peut faire de la traduction bénévole pour des organismes à but non lucratif. Généralement, ils font figurer le nom de leurs traducteurs bénévoles sur les textes traduits, ce qui fait des références vérifiables à pouvoir inscrire dans un CV (et c’est la moindre des choses). Et puis on contribue en même temps à une noble cause, c’est pas mal. « Non lucratif », ça peut être plein de choses, et tant que ça ne casse pas le marché, ce sera toujours mieux que des traductions sous-payées qui accentuent la dégradation globale du marché de la traduction. À ce sujet, on peut lire un petit article succinct et bien fichu chez In one ear… : « Volunteering: The dos and don’ts », qui récapitule quelques sains principes.

6. Car j’ai un peu de mal à croire au bien-fondé de l’argument selon lequel ce type de traductions se situerait systématiquement hors du marché professionnel de la traduction. C’est un peu facile. Plusieurs sous-marchés coexistent dans notre métier, c’est indéniable. Mais une vérité demeure : s’il existe des traductions sous-payées, c’est aussi parce qu’il existe des gens pour les accepter. Et s’il n’existait pas quelque part des individus prêts à traduire pour une misère, les entités qui s’adressent à ces plateformes à bas coût seraient bien obligées de faire appel à des professionnels correctement rémunérés, boudiou ! Faire des traductions pour une entreprise qui a simplement flairé le bon filon et ne se préoccupe de rien d’autre, c’est conforter ladite entreprise dans l’idée que la traduction ne vaut pas grand-chose et entretenir cette conception hélas largement répandue. Être étudiant en traduction ou jeune diplômé n’est franchement pas une excuse pour participer sciemment à la dévalorisation générale du métier qu’on envisage d’exercer à brève échéance. En d’autres termes (un peu rudes, certes) : creuser sa tombe dès ses études, est-ce une si bonne idée que ça ?

Pour finir sur une note moins amère mais guère plus positive : l’intervenante 1, dans ce fil de discussion, s’interroge à un moment donné :

Mais est-ce que les professionnels qui s’inquiètent tant du tort que leur causent ces pratiques se sont demandé pourquoi on s’y adonne ? Est-ce qu’il a été envisagé, un jour, de rassembler des traducteurs généralistes pour établir un système qui facilite l’insertion professionnelle des jeunes traducteurs ?

Je n’ai pas de réponse aux problèmes d’insertion professionnelle des jeunes traducteurs (sinon croyez bien que je ne me priverais pas de faire connaître la solution-miracle sur ce blog), mais les associations professionnelles font déjà pas mal de choses, ne serait-ce qu’en se rendant dans les facs pour sensibiliser les futurs jeunes diplômés aux modalités pratiques de l’exercice du métier de traducteur. Les professionnels alertent aussi les universités qui ouvrent des Masters 2 sans se préoccuper de savoir si les traducteurs qu’elles forment trouveront du travail une fois diplômés et font preuve parfois d’une légèreté ahurissante. Il y a des programmes ponctuels destinés à faciliter les débuts des traducteurs, comme celui-ci. Certaines écoles telles que l’ESIT disposent d’une association d’anciens élèves très active qui permet la diffusion d’offres de boulot. Et puis on peut mentionner aussi l’existence d’initiatives individuelles : certains traducteurs indépendants ou cabinets de traduction sont prêts à prendre des stagiaires, ce qui peut donner un coup de pouce (à ce sujet, il y a de bons conseils à lire par ici chez Bahan). Enfin n’oublions pas la désormais mythique formation proposée par la SFT et animée par Chris Durban et Nathalie Renevier, « Réussir son installation » : elle dure une journée, ne coûte que 40 euros pour les étudiants et tourne dans toute la France (prochaine session : à Metz en octobre et vous savez quoi ? Je vais même profiter de ma proximité luxembourgeoise pour y assister.)

Il me semble cependant irréaliste de demander aux professionnels en exercice de prendre par la main les étudiants ou jeunes diplômés et de leur trouver du travail bien payé, principalement parce que beaucoup desdits professionnels en exercice passent eux-mêmes déjà beaucoup de temps à prospecter pour leur pomme de chef de petite entreprise (ces égoïstes). On a trop souvent tendance à imaginer, quand on choisit cette voie, qu’un traducteur passe 100 % de son temps à traduire. C’est faux, bien sûr. La traduction, qui s’exerce la plupart du temps de façon indépendante, s’accompagne d’une myriade d’activités annexes qui prennent du temps : il faut ainsi au minimum prospecter et être son propre commercial, établir des devis parfois pour rien, faire de la paperasse et de la compta. Ajoutons que certains professionnels indépendants consacrent aussi du temps à se faire connaître via blogs, réseaux sociaux, etc., toujours dans un souci de toucher une plus vaste clientèle, et qu’il en est aussi qui donnent du temps à une association professionnelle. Tout cela est très chronophage, mais cela fait partie du métier. Et de la même façon qu’on a encore plein de choses à apprendre sur la traduction proprement dite quand on sort d’une école de traduction, il faut aussi apprendre à trouver des clients (et de préférence de bons clients). Je veux dire gentiment qu’il n’y a pas d’un côté le jeune diplômé galérant à trouver ses premiers contrats et de l’autre le traducteur indépendant bien installé dans la vie qui peut se contenter de travailler trois heures par jour à des tarifs faramineux avant d’aller piquer une tête dans sa piscine remplie de billets de banque (Picsou forever). La construction lente et progressive d’une clientèle est un processus sans cesse remis en question par toutes sortes d’éléments (obligation de s’arrêter de travailler en cours de carrière, changement d’interlocuteur chez le client, changement de politique de rémunération, coupes budgétaires, priorité soudain donnée à un autre traducteur, etc.) et le plus sage est de s’efforcer autant que faire se peut de partir sur de bonnes bases dès le départ. Je ne peux donc que reprendre à mon compte les propos de l’intervenante 2 quand elle écrit :

Faut faire gaffe à ce que l’on fait, ça peut avoir des conséquences assez déplaisantes. (C’est tentant de se faire un peu de sous en tant qu’étudiante. Mais autant demander des tarifs décents. Ou faire autre chose que de la traduction.)

En complément, je t’invite, lecteur de tout âge de ce blog, à lire ou à relire deux excellents billets : « TextMaster et le feuillet à 1 euro : création de valeur ou la familiarité du médiocre ? » sur le blog Intercultural Zone et l’indispensable « Toxic Translation: A Twelve-Step Program for Self-Injuring Translators » chez ProvenWrite.

Bonne route, petit scarabée.

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