Vers, sous-titre, fragment, segment : de la traduction saucissonnée
Mes souvenirs de Nietzsche sont un peu lointains, puisqu’ils remontent à mon année de terminale – le dionysiaque et l’apollinien, tout ça tout ça. Mais il y a quelques années, j’ai recroisé Nietzsche. Oui, Friedrich lui-même, môssieur « Dieu est mort » en personne. Pour vous résumer les choses : ce cher Fred a écrit des poèmes, figurez-vous. On les appelle Dionysos-Dithyramben, le titre français étant variable et discuté, mais penchant généralement vers Dithyrambes de Dionysos. Un beau jour, un monsieur appelé Wolfgang Rihm s’est mis en tête de composer un opéra à partir desdits poèmes. Puis une dame a eu l’idée de réaliser un documentaire sur ledit opéra. Enfin des gens qui travaillent pour une chaîne Kulturelle bien connue ont décidé de le diffuser, ledit documentaire.
Et devinez qui l’a traduit ?
Voilà-voilà : un documentaire sur un opéra basé intégralement sur des poèmes de Nietzsche, en résumé. Il n’y a que la Chaîne Kulturelle qui me faisait alors vivre pour diffuser ce genre de choses. Et un peu que moi pour les traduire, j’ai parfois l’impression.
Ceci mis à part, l’éternelle curieuse toujours prête à voir le verre à moitié plein que se doit d’être votre traductrice de documentaires chérie a trouvé que c’était une super occasion de se pencher sur ces fameux poèmes de Nietzsche, les Dithyrambes de Dionysos. Au premier visionnage du documentaire, les extraits de l’opéra m’ont paru particulièrement obscurs. Il était question d’un poète fou, d’une peau vivante, d’Ariane, d’un satyre écorché, d’un Dieu-bourreau, de Zarathoustra, d’un désert et d’un type qui se prenait pour une datte. Et puis il y avait cette phrase, fil d’Ariane (hahaha) et titre du docu : « Ich bin dein Labyrinth » (« Je suis ton labyrinthe »). Un signe qu’il allait falloir chercher un peu son chemin dans tout ça et accepter, peut-être, de ne pas le trouver.
Les fragments d’opéra, de film, de pièce, d’émission télévisée… dans un documentaire, c’est toujours un problème. Contexte ? Pas de contexte, ou rarement. Une phrase, une tirade, le refrain d’une chanson, un bout de conversation arraché à tout ce qui l’entoure. De quoi parle-t-on ? Quelle est l’atmosphère de la scène ? Où va-t-on ? Dans quel état j’ère ? On n’en sait rien, bien souvent, on est simplement face à un fragment casé là pour illustrer quelque chose et si possible aller dans le sens du documentaire. On peut faire des recherches, retrouver la scène dans son film d’origine, la tirade dans sa scène, le refrain dans sa chanson, le bout de conversation dans son talk-show, mais pas toujours. Ou alors, on retrouve l’extrait et on se rend compte qu’il n’a pas du tout le sens que veut lui donner le documentaire. On fait ce qu’on peut, on fait de son mieux.
Mais quand l’extrait-fragment est déjà en lui-même (je veux dire dans son contexte d’origine), un peu fragmentaire, ça se complique. Et les poèmes de Nietzsche, eux, le sont, un peu fragmentaires. Entrecoupés d’exclamations sorties d’on ne sait où, fondés sur des associations d’idées improbables, un peu obscurs, comme tout bon poème qui se respecte et dont l’auteur est en train de sombrer relativement sûrement dans la folie, en somme.
La chaîne Kulturelle avait demandé que soient reprises des traductions de l’œuvre de Nietzsche faisant autorité. Problème : un coup d’œil aux traductions existantes des Dithyrambes de Dionysos m’a permis de constater assez rapidement que si les différentes versions françaises allaient certainement être une aide pour interpréter certains vers obscurs de ce cher Fred, il ne fallait pas compter dessus pour me fournir un sous-titrage tout cuit (on en revient à l’éternelle question de la non-interchangeabilité des supports en traduction, n’est-ce pas ?).
Car Wolfgang Rihm déconstruit, déstructure, mastique, supprime, répète, mélange et recrache le tout sous une forme autrement plus improbable et obscure. Et puis l’opéra étire les répliques : ce qui tient en un vers bien resserré sur la page devient souvent une très, très longue phrase avec des mots répétés (parce que c’est plus drôle). Il ne se gêne pas non plus pour transformer quelques monologues fiévreux en conversations à deux ou trois personnages, histoire de brouiller un peu les pistes.
En tenant compte du rythme de l’opéra, particulièrement lent dans les passages récitatifs, on obtiendrait théoriquement pour certaines strophes une unique phrase courant sur une bonne vingtaine de sous-titres : gloups. Et je passe sur la présence d’incises, d’exclamations, de questions au milieu des vers, qui sont autant de perturbation rédhibitoires du fameux confort de lecture du spectateur. Pourtant, il n’est pas toujours possible ni souhaitable de créer artificiellement des articulations, des pauses, de nouvelles phrases là où il n’y en a pas en VO… Dilemme, quoi. Parce qu’il tronçonne toujours un peu la parole, parce qu’il n’affiche au bas de l’écran qu’un segment de phrase et mise grandement sur la capacité du cerveau du spectateur d’établir une continuité entre sous-titre n° 1, sous-titre n° 2 et sous-titre n° 3, le sous-titrage rajoute une difficulté supplémentaire à la traduction de ces fragments puissance 3 (1er niveau : les poèmes, modérément fragmentaires ; 2e niveau : l’opéra, réinterprétant les poèmes en les fragmentant un peu plus ; 3e niveau : le documentaire, citant de façon nécessairement un peu plus fragmentaire encore l’opéra ). Et il est rare que le « fragment sous-titre » puisse coïncider précisément avec un « vers fragment » qui forme un tout autonome.
J’ai donc nietzsché pendant une grosse semaine en m’efforçant de trouver un équilibre que j’espérais subtil et judicieux entre l’enchaînement harmonieux des vers, le rythme du chant, la bonne compréhension du texte, la restitution de la dose de mystère et d’obscurité de l’original, et encore quelques paramètres que j’ai oubliés depuis (les rimes, peut-être ? ah oui, tiens, il y avait théoriquement par endroit des rimes et des assonances à rendre).
Je n’ai pas gardé les différentes versions des poèmes que j’ai consultées (tout simplement parce qu’il s’agissait d’emprunts en biblio), mais voici un petit exemple à partir d’une traduction d’Henri Albert (révisée par Jean Lacoste, chez Robert Laffont, 1993). Version allemande et version française, tout d’abord…
Voici le peu qu’il en reste dans le docu consacré à l’opéra et les maigres sous-titres correspondants :
(NB : La convention typographique est celle de la chaîne Kulturelle : pas de points dans les poèmes ou « les chansons », majuscule au début de chaque sous-titre qui en fait partie.)
Dans mon souvenir, ce fut une traduction très laborieuse. Déjà parce que le matériau poétique (c’est comme ça qu’on dit ?) est toujours pour moi un défi qui tient de la haute montagne pratiquée les yeux bandés : sans même parler de la question de la traductibilité ou non dudit matériau (on ne me demande pas de trancher un débat traductologique quand on me confie quelque chose à traduire, hein), je manque d’imagination, ce n’est pas du tout un exercice où je me sens à l’aise. Mais surtout parce qu’il y avait cette triple couche de fragments à excaver travailler et que j’avais le sentiment très frustrant de n’avoir jamais une vue d’ensemble de ce que je traduisais. La remise en contexte dans les poèmes ne suffisait pas, il aurait fallu pouvoir explorer le livret de l’opéra (demandé mais jamais obtenu) pour situer les extraits, comprendre comment les vers avaient été remixés et ré-agencés, comment ils s’articulaient dans ces bribes de captation qu’on me demandait de traduire et qui les prononçait. Et je sentais bien qu’il me manquait des éléments : du temps pour approfondir certaines références, Wolfgang Rihm sous la main pour lui poser des questions, la réalisatrice pour savoir pourquoi elle avait opté pour telle ou telle juxtaposition de séquences, l’adresse mail de Nietzsche, etc. Sans parler de ces versions françaises (trois différentes, vois-je dans mon fichier de références) que l’on m’avait demandé expressément de consulter et de reprendre lorsque c’était possible : elles étaient parfois contradictoires, parfois peu inspirantes et donc peu utiles, parfois superbes et donc intimidantes, etc.
Bref, on ne traduit pas bien quand on traduit du fragment, en ai-je conclu. Une fois de temps en temps, d’accord, mais pas trop souvent. Et décidément, je n’aime pas perdre de vue la globalité de ce que je traduis.
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Je repense régulièrement à cette adaptation de documentaire atypique depuis que je traduis au quotidien à l’aide d’un logiciel de traduction assistée par ordinateur (TAO). Ça ne me plaît guère, pour ne rien vous cacher. Le dépeçage du texte en petits segments dans une interface spéciale, le prémâchage de la traduction à partir de bases de données hétéroclites dont on se rend compte qu’il correspond rarement à ce dont on a besoin, la très grande difficulté d’avoir une vue d’ensemble de ce que l’on traduit (notamment pour cause d’interface mal foutue, toujours de mon point de vue cela va de soi), l’absence de contexte des fragments récupérés à droite à gauche, la désagréable impression d’être contrainte de reprendre des choix de traduction qui ne sont pas les miens et dont la valeur est très variable, sans parler de l’automatisation de certaines tâches qui ne donne pas toujours des résultats très heureux et favorise les erreurs, tout cela a tendance, à la longue, à me plonger dans un état qui s’apparente à l’espèce d’hébétude que je me souviens avoir ressenti au sortir de cette étrange expérience de saucissonnage nietzschéen. La différence, c’est que dans le cas précédemment décrit, le fragment pouvait être considéré, pratiquement, comme une forme artistique à part entière : traduire ces fragments de Nietzsche, c’était traduire des poèmes revisités par un autre artiste, il y avait là une intention et mon travail consistait à restituer au mieux cette forme fragmentée au moyen d’une autre forme fragmentée.
Lorsque c’est un texte de prose législative ou un communiqué de presse qui se trouve ainsi segmenté, le segment n’est plus qu’une unité de mesure destinée à une machine, il n’a pas de raison d’être du point de vue de la cohérence interne du texte et le traducteur (enfin bibi, en l’occurrence) s’en passerait très volontiers. Alors parce qu’il me faut toujours du temps pour mettre des mots sur les choses, parce que je n’ai pas envie de démonter point par point un système qui a aussi des avantages indéniables (simplement, il ne me paraît pas avantageux à moi), j’en resterai peut-être à cette analogie qui me paraît finalement assez parlante : la TAO telle que je l’utilise dans mon travail actuel me fait penser à cette décade étrange du printemps 2011 où j’ai sous-titré un documentaire sur des poèmes de Nietzsche transposés en opéra. Laborieuse, frustrante et un brin absurde.