Sebald et ses traducteurs (suite)
Un an et demi – oui, mes amis – un an et demi que votre blogueuse dévouée ne vous a pas bassinés avec parlé de Sebald, W. G. « Max » de son petit nom. La dernière fois, rappelez-vous : c’était à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de l’écrivain et il était notamment question de ses échanges parfois difficiles avec l’un de ses traducteurs en anglais, facsimilé à l’appui.
Dans un évident souci de cohérence qui – cela va de soi – ne doit RIEN au hasard, voici une occasion de reparler des rapports de Sebald avec ses traducteurs, grâce au numéro de mai (n° 1009) de la revue Europe consacré en grande partie à cet auteur (outre les notes de lectures, plusieurs articles parlent également du poète Tomas Tranströmer ; un petit compte rendu de lecture se trouve par là).
Certains contributeurs indiquent expressément qu’ils abordent l’œuvre de Sebald par le prisme de ses traductions (forcément). Mais surtout, on peut lire dans cette livraison de la revue un long article de Patrick Charbonneau, traducteur littéraire bien connu à qui il incomba de transposer en français la quasi-totalité de la prose sebaldienne (seuls certains essais ont été traduits en collaboration par Charbonneau et Patrick Muller). Il y dévoile quelques bribes de sa correspondance avec Sebald notamment autour de la traduction des Emigrants, de Vertiges et d’Austerlitz (publiés par Actes Sud respectivement en 1999, 2001 et 2002).
Morceaux choisis, donc. Je les trouve pour ma part instructifs, parfois déconcertants… Pas vous ?
Les auteurs sont, on le sait, des personnages difficiles à vivre. Quant aux traducteurs, ils ne le sont pas moins. Si l’auteur se double d’un traducteur, comme c’était le cas pour W. G. « Max » Sebald, on pourrait imaginer des relations compliquées où chacun soutient « son » texte mordicus, des rapports conflictuels où chacun défend sa phrase bec et ongles, pied à pied, ou plutôt mot à mot, et qui éventuellement dégénéreraient en pugilats verbaux avant qu’on en arrive au point. Mais autant le dire d’emblée, au fil des mois, la suspicion initiale fit place à une grande complicité et à une solide amitié, qui se marqua, après un certain flottement de part et d’autre, par le passage du voussoiement au tutoiement. Et je ne suis pas loin de souscrire à la formule de Carlos Batista : « Rien ne peut mieux féconder l’esprit d’un traducteur que le défi qui consiste à soumettre son travail au plus intraitable des regards : celui de l’auteur connaissant la langue de traduction. Seule cette expérience permet au traducteur d’acquérir la clairvoyance et la sérénité pour supporter le poids du doute. »
À relire ces annotations, je prends pleinement conscience de la précision que mettait Max à corriger les épreuves que je lui adressais. Je suis également effrayé de voir à quel point les dérapages peuvent être fréquents dans une traduction. Pour nuancer, à ma décharge, je constate que les passages incriminés se trouvent souvent regroupés sur quelques pages de suite, alors que des pans entiers de la traduction restaient vierges de toute remarque. Sans doute était-ce le travail d’une fin de journée, quand la lassitude se fait sentir et qu’imperceptiblement l’attention se relâche ? Une traduction, comme la pâte à pain, a besoin de repos pour prendre le temps de lever. Et il est vrai, également, que cette présence de l’auteur m’ôtait en partie le poids de la responsabilité, que plus ou moins inconsciemment je rejetais sur lui certaines vérifications que sans lui j’aurais pris la peine d’effectuer moi-même. Ainsi en est-il allé du terme die Sandler. Faute d’avoir encore à ma disposition toutes les ressources d’Internet, je me fis expliquer qu’il s’agissait de Stadtstreicher, plus proche de nos « clochards » hauts en couleur que des actuels « SDF » (Vertiges, p. 178).
Une des difficultés pour « traduire Sebald » tenait à l’emploi de régionalismes et de termes dialectaux, d’une part, de mots rares ou très peu fréquents, de l’autre. Le traducteur devait trouver des équivalents, adapter, compenser là où cela était nécessaire. D’aucuns, puristes, m’ont reproché l’emploi de la conjonction de subordination « malgré que ». Je n’ai fait que l’employer pour traduire un trotzdem conjonction de subordination dans la bouche de certains personnages, usage que l’on retrouve d’ailleurs chez des auteurs comme Kafka. Et il suffit de relire Proust pour tomber sur moult « malgré que »… Cela me permettait aussi de restituer leur idiolecte.
(citant un paragraphe en allemand puis sa traduction en français)
Et l’on s’apercevra alors avec effroi que l’on a omis de traduire un membre de phrase : in völliger Ungerührtheit, qui eût facilement trouvé sa place dans la marqueterie (…). Sans doute ces omissions, qui ne sont, hélas, pas rares dans mes traductions, sont-elles dues à une méthode de travail, réprouvée et proscrite par tous les enseignants qui se respectent (« lisez attentivement votre page avant de vous lancer ! ») qui consiste à faire comme si je découvrais le texte pour la première fois et à traduire, comme l’on dit, au kilomètre. Ce n’est bien sûr qu’une fiction : j’ai déjà pris connaissance du texte avant de traduire. Mais je me suis empressé de l’oublier, pour me laisser porter par lui, en épouser les méandres sans trop savoir où il va me mener, autrement dit pour me mettre dans la peau d’un lecteur qui lirait le livre pour la première fois. Si bien qu’il m’est fréquemment arrivé d’anticiper sur la lecture et de ne plus traduire ce que j’avais devant les yeux mais ce qui venait quelques lignes plus loin. Une précipitation nuisible au suspense ménagé par l’auteur, et qui débouche sur une malencontreuse contraction de texte obligeant à revenir en arrière pour trouver dans l’étape sautée une difficulté de transcription que l’on avait plus ou moins inconsciemment voulu ignorer…
Cette [remarque] nous conduit au dernier point évoqué par Max dans sa lettre : der Ton, que j’aimerais traduire par « le ton » ou « la tonalité », quelque chose qui, pour paraphraser Georges Molinié, existe ou n’existe pas : « Qu’est-ce que le ton ? Le ton existe-t-il ? Deux possibilités : ou c’est le ton tout court (ce qui veut dire tout long), ou c’est le ton qualifié d’une certaine façon. […] Reste le ton en soi. En fait, c’est simple : il suffit, si l’on peut dire, de partir d’emblée du bilan : tout se passe comme si on supposait capable un individu moyen, pas forcément spécialiste, de balayer tout le champ stylistique d’un texte, d’en trier les éléments significatifs, et d’en présenter l’organisation pertinente de manière à précisément rendre compte de l’impression dominante – et cela dans un temps très court. Autant dire : ébrouez-vous avec la machine stylistique sur tel objet, pendant telle durée, et vous décréterez in fine que c’est ainsi que se détermine le ton du texte. Au flair et à la pratique de chacun de sélectionner rapidement les vraies dominantes. »
Il apparaît que l’échange, direct ou épistolaire, n’a que très peu porté sur le style, le rythme ou sur le ton. J’évoquerai toutefois pour conclure de rares exemples.
(…)
Le second exemple concerne les dernières pages de Vertiges. Max prit le téléphone pour me dire qu’il n’était pas satisfait de la sonorité. Il faut dire que, étant peut-être comme le cheval qui sent l’écurie, j’avais bêtement collé au texte. Il me donnait, me dit-il, toute liberté par rapport au sens, pourvu que l’évocation soit onirique et rythmée. J’ai donc repris à tête reposée les deux dernières pages, et le résultat me valut ce commentaire, que je cite de mémoire: « Ce n’est pas la même musique, mais c’est aussi une belle musique. »
Il me plaît de terminer sur ce mot.
(Moi aussi, tiens. Na d’abord.)