Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Tics, manies et autres névroses (ép. 9)

Le traducteur est un petit être délicat. Confronté au monde hostile qui l’entoure, il a parfois des réactions étranges, compulsives, inquiétantes. Certains préfèrent parler de « déformations professionnelles » pour minimiser la chose, mais let’s face it : le traducteur professionnel est gravement atteint. Cette série de billets explore les tics, manies et autres névroses de la gent traductrice.

Il était temps de l’aborder, temps de le dénoncer haut et fort, ce mal sournois, temps d’exposer au grand jour les ravages qu’il provoque. Car il est partout, il touche petits et grands, traducteurs et simples mortels, veaux-vaches-cochons (quoique), et n’épargne que les plus forts d’entre nous (et encore).

Il était temps de parler de la calquite-anglicistique, mes loupiots.

Je sens que vous allez encore me réclamer des explications. Soit, allons-y. La calquite-anglicistique, elle sommeille dans le cerveau de cette jeune femme que vous croisez dans le métro, portable collé à l’oreille, en train de s’exclamer : « Nan mais attends, c’est DÉFINITIVEMENT pas mon genre de mec ! » ; elle hante ce journaliste qui finit son blabla en disant : « POUR VOTRE INFORMATION, sachez que notre chaîne diffusera cette conférence de presse en direct » ; elle se glisse lâchement dans les paroles de ce délégué d’organisation patronale qui déclare : « Grâce à ces mesures, nos adhérents VONT AVOIR DE NOUVELLES OPPORTUNITÉS » ; elle contamine lentement mais sûrement ce chargé de communication dans une grande banque qui rédige une pub demandant à ses clients potentiels : « Êtes-vous ÉLIGIBLE à la banque machin ? » ; elle bouillonne manifestement sans complexes dans le cerveau d’André Manoukian quand il déclare dans La nouvelle star : « C’est JUSTE incroyable, ce que tu fais avec ta voix ! » ; elle pourrit jusqu’à la moelle les propos d’à peu près n’importe qui (votre blogueuse dévouée comprise) qui se surprend à dire un jour : « Et là, J’AI RÉALISÉ que je n’avais pas pris le bon train. »


La calquite-anglicistique : forme avancée financiaro-pubeuse, l’une des plus graves.

Parlons sans fausse pudeur : la calquite-anglicistique est un poison terrible pour le traducteur, un bain néfaste dans lequel il est tenu de barboter au quotidien, sauf à vivre en reclus sans jamais ouvrir un journal ou un volume de Twilight. La calquite-anglicistique commence par faire souffrir le traducteur parce qu’il la voit autour de lui. Il constate les dégâts qu’elle provoque et la sent écorcher ses petites oreilles à chaque fois qu’il entend ses hideuses manifestations.

Confronté à la calquite des autres, le traducteur a tendance à faire machinalement ce qu’il sait faire le mieux : il traduit. Ainsi, lorsqu’il entend le père d’un candidat de télé-crochet raconter qu’il a « toujours supporté sa fille » qui chante depuis toute petite, il ricane devant ce double sens qui a de quoi faire marrer quand on entend brailler la progéniture en question, mais il sait que le paternel veut, selon toute hypothèse, dire qu’il soutient sa fille de longue date et non que le son de sa voix lui donne envie de lui arracher les ongles l’un après l’autre dans un interminable supplice. De même, quand sa banquière lui annonce que sa demande de prêt est « éligible », il devine avec un certain à-propos qu’elle ne veut pas dire que le formulaire qu’il a rempli jouit des droits requis pour se présenter à une élection par voie de suffrages. Et quand le commentateur sportif annonce que la balle est « définitivement sortie du court » de tennis, il ne se demande pas avec affolement comment le match va pouvoir continuer, mais comprend qu’il s’agit du verdict rendu par l’arbitre quant au franchissement ou non de la ligne de fond par la baballe jaune. En somme, le traducteur fait comme tout le monde, il rectifie de lui-même, même s’il grince un peu des dents.

Parce qu’elle semble relativement inoffensive à première vue, du fait même qu’elle touche tout le monde ou presque, le traducteur ne se méfie pas suffisamment de la calquite-anglicistique. Se laissant porter par l’évolution de la langue (cela fait aussi partie de son métier, de suivre l’évolution de la langue), absorbant des doses régulières d’expressions calquées, il devient peu à peu immunisé, baisse la garde, oublie de faire gaffe. Ses muscles s’affaissent, il perd ses réflexes.

Car au fond, le traducteur est une éponge comme les autres (j’aimerais qu’on grave cette phrase inoubliable sur ma tombe, merci bien), il tend à absorber ce qui se dit autour de lui. Certes, il est une éponge vigilante (celle-là aussi, merci-merci), une éponge qui fait de la résistance, en somme. Non, non, non, se dit-il, je ne me laisserai pas aller à utiliser « supporter » à la place de « soutenir », c’est d’un ridicule fini. Non, non, non, s’obstine-t-il, jamais je ne commenterai « l’agenda » du gouvernement (relié pleine peau, l’agenda ?). Et non, non, non, je n’envisagerai jamais d’ « adresser » une question, ne chercherai pas de solution « alternative », ne me dirai pas « concerné » quand je suis inquiet et ne parlerai pas d’une mesure qui « impacte » l’emploi, du point sur lequel machin a « mis l’emphase » ou encore d’un argument « consistant » avec la ligne du parti. Non, non, non, je ne mange pas de ce pain-là.

Jusqu’au jour où.

Jusqu’à ce jour où son gentil réviseur lui fait remarquer avec ménagement qu’il emploie des termes comme « approche », « finaliser », « identifier » ou « promotion » dans des acceptions qui n’ont pas tout à fait lieu d’être. Enfin, peut-être sur BFM TV, mais pas chez Robert, or en cas de match, c’est plutôt Bob qui prime.



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Et en l’occurrence, Bob dit « emploi critiqué », « abusif » ou « anglicisme ». Catastrophe ? Interdit absolu ? Peut-être pas. Mais prudence, oui. Extrrrrrêêêêême circonspection. À soupeser soigneusement avant d’écrire, en tout cas, et à ne pas employer aveuglément pour traduire « approach », « finalize », « identify » ou « promotion ».

Dès lors que le traducteur réalise prend pleinement conscience de sa propre calquite-anglicistique, c’est la dure phase d’acceptation qui démarre. S’il ne la surmonte pas d’un haussement d’épaules, s’il la prend réellement au sérieux, s’il juge que le rôle d’un traducteur est aussi de défendre le bon usage de sa langue maternelle (dans laquelle on trouve généralement de quoi exprimer de façon tout à fait correcte les notions sur lesquelles la calquite a insidieusement fait main basse), les symptômes suivants peuvent apparaître, avec une intensité variable :

  • Doute oppressant, qui le pousse à consulter frénétiquement le Grand Robert tous les trois mots, car il ne sait plus où il en est : ce terme à l’air bonhomme qu’il avait l’habitude d’utiliser pépère sans se poser de question, que cache-t-il vraiment, hmm ?

  • Tendance au dédoublement de la personnalité (appelée vulgairement « culentredeuxchaisite »), lorsqu’il est obligé dans une traduction d’employer une langue quelque peu orale, naturelle, quotidienne, et que, la mort dans l’âme, il finit par se résoudre à utiliser l’un de ces mots entachés de calquite « parce que tout le monde parle comme ça » (mais le traducteur est-il tout le monde, hein ?). Puis culpabilisation intense et autodépréciation morbide quand il prend conscience de ce qu’il a fait.

  • Irritabilité, voire agressivité, dans ses rapports avec ses confrères qui n’ont peut-être pas réalisé pris la mesure, eux, de la calquite-anglicistique ambiante ni de leur condition d’éponge, ou qui ont décidé de lui appliquer une stratégie de déni systématique (qui les mènera tout droit à la névrose un jour, j’vous l’dis). Un échange typique est reproduit ci-après :

    – Les piles, je ne vois pas du tout ce qui te chiffonne dans cette phrase : « Le comité en charge du projet-pilote a identifié les diverses possibilités d’implémentation de l’action envisagée et développé pour le futur une analyse standard de ses impacts selon une approche inclusive, proactive et basée sur la performance, ce qui permettra à la firme de faire la différence dans la compétition globale. » C’est parfaitement correct.

    – Je… Euh… Brloumpf-brloumpf… Comment te dire ?

  • Forte réaction allergique à la lecture d’un très grand nombre de publications et surtout de brochures publicitaires, comme celle-ci (cliquez pour la voir en plus grand, je vous assure que vous ne le regretterez pas).


  • Perturbation extrême du jugement face à l’acceptation générale dont jouit cette mochlangue ambiante, pouvant conduire à une perte des repères esthético-linguistiques et amener par exemple à penser que Dan Brown est un écrivain nobélisable.

Des manifestations inquiétantes qu’il n’est pas question de prendre à la légère, en résumé. Je vois bien que tu es tout retourné à l’évocation de cette calquite-anglicistique endémique, lecteur forcément atteint car qui ne l’est pas de ce blog. Mais sache qu’il faut garder espoir : la semaine prochaine (parce que bon, il se fait tard), je te parlerai de quelques excellents traitements contre cet étrange mal.

NB : la calquite peut, dans certaines régions, s’appliquer à d’autres langues que celle de Shakespeare la World Company. Ainsi, il n’est pas rare que le traducteur faisant la connaissance de son propriétaire strasbourgeois s’entende dire (non sans une certaine surprise, car on oublie vite ces choses-là) : « COMME DIT UNE FOIS MAINTENANT, du moment que la personne est sérieuse, je ne suis pas un propriétaire difficile. D’ailleurs, j’ai LAISSÉ INSTALLER un robinet neuf quand les locataires précédents me l’ont demandé. LÀ IL EST, regardez. » Les germanistes et les alsaconnaisseurs auront reconnu la calquite-germanistique (et rajouté mentalement l’accent).

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