La traductrice et les Internets
Si vous cherchez un prétexte à procrastination ces jours-ci (on en cherche toujours, ne le niez pas), allez vous perdre un peu sur le site de la Contre-histoire des Internets, lancé par la Chaîne Kulturelle qui me fit autrefois vivre et animé entre autres par Jean-Marc Manach. On y trouve des sujets documentaires en vidéo, des textes fouillés, mais aussi des témoignages (plus ou moins intéressants, forcément) d’anonymes, utilisateurs d’Internet, pionniers qui racontent leur histoire de la Toile, pessimistes et déçus, enthousiastes béats, bref un joyeux méli-mélo. Ce qui donne envie à votre traductrice-blogueuse dévouée d’y mettre son grain de sel et de vous raconter comment elle eut une sorte de révélation internetesque il y a dix ans, alors qu’elle pratiquait la bête depuis cinq ans déjà. Et on va ranger ça dans la rubrique du site intitulée « Wow », tiens.
On est en 2003, je termine mes études et travaille à mon double mémoire de traduction audiovisuelle, qui comporte notamment le sous-titrage d’une vingtaine de minutes d’un film de George Cukor sur le théâtre avec Ronald Colman et la traduction d’une partie d’un copieux documentaire consacré à la génération 68 en Allemagne.
Des problèmes linguistiques, traductologiques, recherchologiques, compréhensionologiques, contextologiques, bref cassepiedologiques se posent. Certains finissent par se débloquer, d’autres me donnent du fil à retordre. Mais – oh ! ah ! – il y a Internet et ma première connexion dite « illimitée » qui me permet de ne plus garder un œil sur la montre avec la crainte de faire exploser la facture téléphonique parentale. Je pratique la Toile depuis le début de mes études en 1998, mais c’est la première fois que j’ai le sentiment qu’elle me sauve la vie (si si), par le pouvoir qu’elle a de mettre en relation des gens improbables.
C’est comme ça que je contacte deux écrivains allemands dont je trouve miraculeusement le numéro de fax dans le bottin d’outre-Rhin qui se trouve être miraculeusement disponible en ligne. Et puis je vais écrire aussi à un réalisateur berlinois qui dispose miraculeusement d’un site avec une miraculeuse rubrique « contact ». Tous me répondent, patiemment, aimablement, l’une de mes interlocutrices m’envoie même par voie postale des photocopies d’articles de presse de l’époque, au cas où j’aurais besoin de contexte et d’analyses complémentaires. Magique.
Et puis il y a aussi ce cinéphile qui anime un site consacré à Ronald Colman et à qui j’écris sans trop y croire parce que je n’arrive pas à saisir deux des répliques du film de Cukor, malgré des écoutes et réécoutes à n’en plus finir et la mise à contribution d’autres étudiants. Sans trop y croire, donc, et vaguement désespérée, je lui demande par mail s’il a suffisamment le film en tête (il en parle longuement sur son site) pour décrypter mon passage problématique (je suis folle, oui). Il me répond dans la demi-journée qu’il n’a pas ce film chez lui, mais qu’il veut bien jeter un coup d’œil à l’occasion au vidéoclub du quartier… et believe it or not, une semaine plus tard, il me réécrit et éclaire ma lanterne.
Je n’oublie pas cette employée de l’office du tourisme de New Haven, auquel j’envoie un mail comme une bouteille à la mer pour savoir pourquoi, dans mon film de Cukor sur le théâtre, un personnage craint que sa pièce n’en soit réduite à « stopping in New Haven ». Je vous la fais courte si vous ne connaissez pas l’expression : elle est synonyme de four, le Shubert Theater de New Haven étant celui des avant-premières des pièces new-yorkaises. Sans le mail d’explications détaillées de cette personne adorable, je serais passée à côté d’une référence typiquement théâtralo-américaine (en même temps, si j’avais revu All About Eve de Mankiewicz à cette époque, j’aurais pu deviner la réponse, mais c’est une autre histoire).

Je crois que dans la pratique de la traduction, c’est ce qui m’a toujours le plus fascinée dans les Zinternets : pouvoir identifier, dégoter et contacter ceux qui savent, ceux qui détiennent telle ou telle info pointue que seuls possèdent les passionnés ou les experts… qui veulent bien être identifiés, dégotés et contactés. Pouvoir m’inscrire en deux clics sur un forum de colombophiles, d’infirmiers, de phytothérapeutes, de parapentistes ou d’ados nigérians (tous ces exemples sont authentiques, of course) pour une précision terminologique ou une explication sur un mot que je ne comprends pas, pouvoir contacter un spécialiste des vipéridés qui me répond alors qu’il est – je cite – « en mission scientifique en Amérique du Sud », pouvoir écrire au réalisateur d’un documentaire sauvagement remonté par la chaîne qui devait le diffuser pour comprendre comment s’articulait son film à l’origine, et bien sûr pouvoir squatter nombre de forums linguistiques pour une précision sur un terme ponctuel, un titre de journal égyptien, une pancarte en finnois au milieu d’un documentaire en allemand… Mon « Wow! » de traductrice, c’est ça : au-delà des sites encyclopédiques inépuisables, au-delà des bases de données terminologiques, au-delà des ouvrages anciens numérisés, au-delà même de ces connaissances, études et données mises à la disposition de tous, au-delà de toutes ces choses infiniment précieuses ; au-delà des plateformes de traduction à bas coût qui font beaucoup de mal au métier, au-delà des forums où d’aucuns viennent appeler à l’aide parce qu’ils ont accepté une traduction qu’ils n’auraient jamais dû accepter, au-delà des facéties de Google Traduction qui me font rire jaune, au-delà du grand n’importe quoi que l’on croise parfois (souvent), au-delà de tout ça, donc, je retrouve ce sentiment d’émerveillement à chaque fois qu’un quidam, à Paris ou au bout du monde, prend le temps de papoter, consacre quelques minutes (ou beaucoup plus) à mon problème, répond à mes questions, partage un peu de son enthousiasme et de son savoir.
Et vous, amis traducteurs ?