Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Comment ne pas parler de la traduction littéraire, par McSweeney’s

Figurez-vous que votre blogueuse dévouée est déçue, aujourd’hui.

« Mais diantre, pourquoi cet air sombre ? », me demanderez-vous. Eh bien pour être tout à fait honnête, il m’est assez naturel et je donne toujours plus ou moins l’impression de faire la tronche même quand tout va bien, MAIS LÀ, je suis déçue à l’intérieur et ça se voit à l’extérieur je m’en vais vous expliquer les raisons de cette humeur chagrine.

Voilà. Il y a quelques mois, la revue littéraire américaine McSweeney’s publiait un numéro spécial traduction. « Spécial traductions« , même, avec un principe un peu fou : publier douze textes passés au filtre d’une succession de traductions et – donc – de retraductions à partir de traductions relais, selon un schéma de ce genre-là :

0. texte original (non reproduit dans la revue)

1. traduction 1 du texte original en anglais

2. traduction 2 de l’anglais vers une autre langue

3. traduction 3 de cette autre langue vers l’anglais

4. traduction 4 de la traduction 3 vers une 2e autre langue

Etc.

Selon les textes, le nombre de traductions se situe entre quatre et six, dix-huit langues étant représentées en tout.

Comme à peu près toutes les publications de McSweeney’s, ce numéro spécial est fort esthétique, bel objet bien réalisé et agréable à manipuler, avec une couverture à couches multiples et un format allongé original.


La liste des auteurs qui s’improvisent traducteurs pour l’occasion, bien qu’un peu longuette, vaut la peine d’être reproduite ici (j’espère n’oublier personne) : Nathan Aslam, Tash Aw, John Banville, Frédéric Beigbeder, Laurent Binet, A.S. Byatt, Orly Castel-Bloom, J.M. Coetzee, Lydia Davis, Joe Dunthorne, Nathan Englander, Álvaro Enrigue, Péter Esterházy, Jeffrey Eugenides, Adam Foulds, Julia Franck, Rodrigo Fresán, Tristan Garcia, Francisco Goldman, Andrew Sean Greer, Arnon Grunberg, Yannick Haenel, Rawi Hage, Aleksandar Hemon, Sheila Heti, Chloe Hooper, Ma Jian, Heidi Julavits, Daniel Kehlmann, Etgar Keret, Jonas Hassen Khemiri, László Krasznahorkai, Jonathan Lethem, M.F. Lethem, Valeria Luiselli, Sarah Manguso, Javier Marías, Clancy Martin, Wyatt Mason, Tom McCarthy, David Mitchell, Cees Nooteboom, Lawrence Norfolk, Julie Orringer, Francesco Pacifico, Alan Pauls, José Luís Peixoto, Gary Shteyngart, Sjón, Zadie Smith, Peter Stamm, Colm Toíbín, Camille de Toledo, Jean-Christophe Valtat, Ivan Vladislavic, John Wray, Alejandro Zambra et Florian Zeller. À première vue, elle est au moins intéressante ; je dois dire que les auteurs francophones du lot ne sont pas des gens que j’aime particulièrement et que par ailleurs, je ne connais de loin pas tout le monde, mais la réunion dans un même volume de Jeffrey Eugenides, Péter Esterházy et Cees Nooteboom suffit à mon bonheur.

Mais… tu es troublé, lecteur émotif de ce blog, ne le nie pas. Oui, je sens bien que tu bloques un peu sur la première phrase du paragraphe précédent, où il est question des « auteurs qui s’improvisent traducteurs pour l’occasion ». Tu as bien lu, c’est le principe de l’entreprise. Et pourquoi pas, hein ? Au sujet des liens entre écriture et traduction, le prolifique et toujours assez fulgurant Claro notait, dans un récent billet fort intéressant : « difficile de citer un seul écrivain qui n’ait pas traduit au moins un livre ». Je ne suis pas allée vérifier, mais il cite de nombreux exemples fort convaincants et ajoute dans le dernier paragraphe de l’article :

« Un écrivain traduit-il mieux qu’un universitaire? Telle est la question qu’on me pose souvent. En général, je donne cette réponse: Eh bien, ça dépend s’il s’agit d’un bon écrivain ou pas… Avec pour corollaire: mais peut-être qu’on peut être un mauvais écrivain et traduire bien. »

Dans l’introduction du n° 42 de McSweeney’s (signée Adam Thirlwell), la perspective adoptée est différente, partant du principe que « the history of literature necessarily exists through translations. The reader who wants to investigate the difficult art of the novel will end up with a whole warehouse of imported good. » Lisons la suite :

(…) In this experiment fiction writers would be preferred to genuine trained professional translators. Some of these writers of fiction might also be translators, but most of them were not – some, in fact, would be doing a translation for the first and only time in their writing careers, from languages in which they were not uniformly fluent. One mischievous motive for this rule was that the scope for elongations and simple mistakes would be therefore very much increased. It was high-pressure, after all, this experiment. But more importantly, this bias toward writers had an aesthetic aim: to subject each story to as much stylistic multiplicity as possible.

In this spirit, the instructions given to each translator were maximally maximal: to provide an accurate copy that was also a live story. Some interpreted this to mean the minutest attention to linguistic detail; others interpreted it to mean total rewriting and rewiring. The editor made no theoretical or aesthetic judgments of his own – or at least, not out loud. Those judgments were left to the conscience of each author. For after all: a translation is a series of minute decisions.

Le projet est donc assumé : pas de traducteurs professionnels. Et en fait, c’est sans doute là qu’est le problème : aucun traducteur professionnel ne devrait lire ce numéro spécial, très franchement. Ou seulement après avoir oublié délibérément et complètement son métier pour se plonger dans ce laboratoire littéraire sans préjugés, comme un simple amateur d’écriture ou de thèmes et variations.

D’un texte à l’autre, les variations entre les (re)traductions présentent une amplitude plus ou moins grande. Prenons un exemple qui limite encore pas mal les dégâts : celui d’un texte de Kafka intitulé selon la revue Das Tier in der Synagoge et en réalité issu de Ein junger Student. Je colle ici le premier paragraphe du texte original en allemand (qui, je l’ai dit, ne figure pas dans la revue), pour info, avant de passer aux traductions et retraductions.

In unserer Synagoge lebt ein Tier in der Größe etwa eines Marders. Es ist oft sehr gut zu sehn, bis auf eine Entfernung von etwa zwei Metern duldet es das Herankommen der Menschen. Seine Farbe ist ein helles Blaugrün. Sein Fell hat noch niemand berührt, es läßt sich also darüber nichts sagen, fast möchte man behaupten, daß auch die wirkliche Farbe des Felles unbekannt ist, vielleicht stammt die sichtbare Farbe nur vom Staub und Mörtel die sich im Fell verfangen haben, die Farbe ähnelt ja auch dem Verputz des Synagogeninnern, nur ist sie ein wenig heller. Es ist, von seiner Furchtsamkeit abgesehn, ein ungemein ruhiges seßhaftes Tier; würde es nicht so oft aufgescheucht werden, es würde wohl den Ort kaum wechseln.

L’exercice est sympathique, la réécriture, intéressante, soit. Dans ses notes sur la traduction, l’auteur chilien qui signe la traduction en espagnol explique par exemple sa démarche comme suit :


Ailleurs, certains auteurs indiquent au fil du texte qu’ils passent par Google Trad et s’amusent à en changer les paramètres pour obtenir des phrases de plus en plus tordues ; certains auteurs retournent allègrement les textes dans tous les sens, coupent sans états d’âme (l’une des nouvelles diminue de moitié, littéralement, entre la première et la sixième traduction) ; certains auteurs admettent dans leurs « notes de traduction » qu’ils connaissent à peine la langue source qu’ils traduisent ; certains auteurs s’appliquent ; certains auteurs font franchement un peu n’importe quoi ; certains auteurs font du participatif grâce à leurs followers sur Twitter ; certains auteurs ont lu une fois le texte de départ et ne l’ont plus jamais regardé, rédigeant manifestement ce qui s’apparente plus à une réécriture de mémoire qu’à une traduction ; certains auteurs ont trouvé ça chiant et le disent dans leurs notes de traduction ; etc.

Ce qui me gêne un peu, je crois, et ce qui me déçoit aussi, du coup, c’est que la traduction ne soit ici qu’un prétexte (ah, ben oui, il ne faut pas lui marcher sur les pieds, à la traductrice de métier, elle a tendance à perdre un peu son sens de l’humour), un prétexte à un exercice de style géant. Entre les lignes de certains participants, on sent presque un certain snobisme à ne surtout pas essayer de produire un texte qui ressemblerait vaguement à une traduction. D’autres émettent des commentaires pas franchement passionnants, du genre « ouah, c’est trop dur, la traduction » (excellente excuse).

Je veux dire que si l’un de ces auteurs avait été sollicité par une maison d’édition pour traduire pour de bon une œuvre littéraire, il n’aurait sans doute pas procédé de la même manière (j’ose espérer, du moins, que quand Marie Darrieussecq traduit Margaux Fragoso pour Flammarion, elle comprend ce qu’elle traduit – ou qu’elle se fait aider, si ce n’est pas le cas, par quelqu’un d’autre que… Google Trad, au pif). Et finalement, le commentaire de l’auteur chilien cité ci-dessus est assez révélateur : son premier jet était fade et manquait de rythme, nous dit-il. Il me semble que tout traducteur en est un peu là quand il rédige un premier jet… et que la traduction consiste justement à chercher à améliorer sans relâche ce premier jet tout en restant aussi fidèle que possible à l’original, au lieu de choisir une forme de facilité en faisant tout autre chose. Inutile, donc, de chercher dans ce numéro de quoi cerner ce qu’est réellement la traduction littéraire, l’exercice de style porte bien plus sur l’écriture que sur la traduction.

De mon point de vue – mais il va sans dire que je suis partiale – confier cette entreprise à des écrivains connaissant vraiment les langues sources (peut-être à des écrivains dont le profil ressemble à ceux que cite Claro, donc) aurait déjà été un postulat de départ plus intéressant. De mon point de vue toujours – mais il va sans dire que je suis psychorigide – cadrer un tout petit peu plus l’exercice n’aurait sans doute pas fait de mal non plus. Car de mon point de vue encore – mais il va sans dire que je suis grincheuse – les variations d’une version à l’autre auraient été plus intéressantes, bien que forcément plus subtiles, et surtout, ces traductions successives auraient vraiment pu faire l’objet d’une comparaison. Là, on a l’impression d’un dérapage quasi immédiat, ce qui limite fortement l’intérêt du passage d’une version à la suivante, en définitive.

Je jette un voile pudique sur la question du respect du texte original et de son auteur, là n’est manifestement pas l’enjeu (Kafka dans sa tombe pragoise joue les derviches tourneurs depuis quatre mois, me dit-on de source proche du dossier).

Pas inintéressant, donc, ce numéro spécial. Sympathique, léger et assez fute-fute, à sa façon. Sans doute passionnant pour tout amateur de littérature. Mais gare à votre pacemaker si vous êtes traducteur.

Merci à S. d’avoir attiré mon attention sur ce numéro spécial, il en valait tout de même la peine. Et oui, j’aime toujours autant McSweeney’s et ses chouettes publications hors des sentiers battus.

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