À chaque langue sa mélancolie ?
Un détail m’a frappée en lisant un article recommandé il y a quelque temps par une connaissance facebookienne : « 10 Brilliant ‘Untranslatable’ Words ». Dans ces dix intraduisibles on trouve au moins deux formes de mélancolie. D’abord, la « toska (тоска) » russe, présentée (c’est un grand classique) avec ces explications de Nabokov :
« No single word in English renders all the shades of toska. At its deepest and most painful, it is a sensation of great spiritual anguish, often without any specific cause. At less morbid levels, it is a dull ache of the soul, a longing with nothing to long for, a sick pining, a vague restlessness, mental throes, yearning. In particular cases it may be the desire for somebody or something specific, nostalgia, love-sickness. At the lowest level it grades into ennui, boredom. ».
Le dico Yandex russe-français traduit le terme par « tristesse, angoisse, cafard, spleen ».

Contrairement au vieux dico Makarov (19e siècle), qui en pinçait plutôt pour « angoisse, anxiété, chagrin » et « transes mortelles » (mon édition papier, plus récente, ajoute « le mal du pays, la nostalgie »).

Un bouquin intitulé 93 Untranslatable Russian Words en rajoute encore une couche :

Etc.
Dans l’article aux 10 brilliant untranslatable words, on trouve aussi la « saudade » portugaise, bien sûr :
Mot intraduisible, la saudade est un sentiment propre aux Portugais qui exprime un désir intense, pour quelque chose que l’on aime et que l’on a perdu, mais qui pourrait revenir dans un avenir incertain. La saudade peut se comparer à un ensemble très fort de plusieurs états d’âmes comme un mélange de mélancolie, de tristesse, de regrets, de rêverie, de nostalgie et d’insatisfaction.
Source : le blog Lusitanie
Je dis « bien sûr », parce qu’il aurait été étonnant de ne pas trouver la saudade portugaise dans ce texte : c’est aussi un grand classique, presque un cliché, même que c’est le Petit Futé qui le dit :

Le terme japonais proposé dans l’article (« Mono no aware (物の哀れ) ») est manifestement trop subtil et complexe pour être rangé unilatéralement par l’ignare qui écrit ces lignes dans la catégorie « évocations de la mélancolie » (l’ignare vous demande au demeurant de bien vouloir lui signaler toute phôte d’ortografe qu’elle aurait commise en copiant-collant ces mots qu’elle ne connaît pas).

Source : L’étang de Kaeru
Mais si l’on creuse un peu du côté de cette langue, on tombe sur un autre terme : « natsukashii (懐かしい) ».
Natsukashii is usually (poorly, cringe-makingly) translated into English as “nostalgia.” Virtually no one in the English-speaking world, when perusing old photos with long-time friends, says, “Ahhh. . . nostalgia.” It’s just not done. But we all, everybody in the world, feels that thing, feels that emotional tug that natsukashii expresses, and to the Japanese, describes.
Source : le blog LetsJapan
Quittant le terrain mouvant (pour moi) du japonais, j’ajoute à la liste la Sehnsucht allemande (déjà évoquée il y a un bail par ici), qui occupe trois pages complètes du Vocabulaire européen des philosophies – Dictionnaire des intraduisibles dont je veux vous parler depuis des mois déjà (et qui sait, je vais peut-être même finir par y arriver). Car oui, la Sehnsucht touche au philosophique, indéniablement. Je ne vais pas vous recopier ici ces trois pages, en revanche je trouve croquignolet ce petit extrait datant de la première moitié du 19e siècle qui montre en tout cas que la question intrigue depuis un bon moment (source : « Mémoires. Quel rapport existe-t-il entre la langue des peuples et leur état social ? – Langue française – langue allemande. – 2e article. » dans Journal de l’Institut historique – tome cinquième, troisième année, à retrouver par là).

Lien tout trouvé, le blog Languagelog consacrait début 2012 un billet au terme anglais « yearning » qu’il intitulait justement « Nur wer die Sehnsucht kennt ». Et de citer les propos de l’auteur canadien Claude Lalumière (interview d’origine ici) :
I’ve had some people tell me things about my own writing, and after they’d told me I thought, ‘Oh, you’re right!’ Once I was taking a walk with another writer who had read most of what I’d written, and she said, ‘You know, the biggest emotion in all of your writing, no matter what you do, is yearning.’ She was right. Here’s an interesting thing: there’s no word for yearning in French. You have to use a whole sentence to describe the feeling, and even then you don’t get the whole range. Often, thinking about my characters in a story, I ask myself, ‘What do they want most of all?’ (Though it goes beyond want.) Germanic concepts like awe and yearning are central to my writing, in fact – all these words for a rich inner life!
Vous en voulez encore ? Allez, pour le même prix, je vous rajoute encore « hiraeth », qui nous vient du Pays de Galles :
Hiraeth /hɪəraɪ̯θ/ is a Welsh word that has no direct English translation. However, the University of Wales, Lampeter attempts to define it as homesickness tinged with grief or sadness over the lost or departed. It is a mix of longing, yearning, nostalgia, wistfulness, and the earnest desire for the Wales of the past. ‘Hiraeth’ bears considerable similarities with the Portuguese concept of ‘Saudade’ (a key theme in Fado music) and the Galician ‘morriña’ and Romanian ‘dor’.
(Source : Wikipedia)
Ah, the Romanian dor, parlons-en, justement. Il s’agit d’être précis:

Si l’on poursuit l’exploration linguistique, un étonnant article sur la passion des Finlandais pour le tango nous permet d’ajouter un mot à notre répertoire : kaiho.
Le tango finlandais le plus connu, “Satumaa” (qui veut dire ‘Le pays des contes de fées’), est une lamentation à propos d’un endroit lointain qui ne peut pas être atteint. Le sens très fortement finlandais de la solitude et du désir ardent est exprimé par le terme kaiho, une notion assez proche du concept brésilien de saudade.
Et chez Wikipedia :
The Finnish language has a word whose meaning corresponds very closely with saudade: kaiho. Kaiho means a state of involuntary solitude in which the subject feels incompleteness and yearns for something unattainable or extremely difficult and tedious to attain. Ironically, the sentiment of kaiho is central to the Finnish tango, in stark contrast to the Argentine tango, which is predominantly sensuous. Kaiho has religious connotations in Finland as well, since the large Lutheran sect called the Awakening (Finnish herännäiset, or körttiläiset more familiarly) consider central to their faith a certain kaiho towards Zion, as expressed in their central book Siionin Virret (Hymns of Zion). However, saudade does not involve tediousness. Rather, the feeling of saudade accentuates itself: the more one thinks about the loved person or object, the more one feels saudade. The feeling can even be creative, as one strives to fill in what is missing with something else or to recover it altogether.
Chez Wikipedia, justement, on nous propose toute une série de mots proches de « saudade » dans d’autres langues. Allez y faire un tour pour retrouver certains des termes évoqués ci-dessus et quelques autres en prime.
Curieusement, on le voit avec les deux extraits ci-dessus, ces termes proclamés intraduisibles s’entrecroisent volontiers pour se comparer les uns aux autres. Au rayon des comparaisons, tout le monde n’est du reste pas d’accord. D’aucuns vous diront par exemple que « Le Sehnsucht allemand correspond assez bien à la définition de dor », tandis que d’autres rectifieront : « Le mot dor en roumain que ne rend pas complètement la Sehnsucht allemande. » Et c’est ainsi aussi que je retombe, via la saudade, sur le hüzün d’Orhan Pamuk, cette forme de mélancolie propre à Istanbul, que je cherchais désespérément à localiser quelque part dans ce souvenir d’une lecture faite il y a plusieurs années :

Les mots sont juxtaposés, comme si l’on tentait par là de cerner quelque chose d’encore plus indicible et intraduisible :

Qu’est-ce qui fait, en définitive, que j’intitule un billet « Berliner Sehnsucht » au lieu de lui chercher un titre en français ? Qu’est-ce qui fait que le blogueur anglais intitule le sien « Nur wer die Sehnsucht kennt » (élégant emprunt à un vers de Goethe, OK) et pas autrement ? Qu’est-ce qui fascine tant à propos de la saudade, au point de donner lieu à moult dissertations sur son caractère intraduisible, son grand mystère qui se vit et ne s’explique pas, ses liens avec le fado, tout ça tout ça ? Plus inquiétant pour mon cas, qu’est-ce qui fait que je ne peux penser au Nostalghia (Ностальгия) de Tarkovski que sous ce titre russe (transcription littérale retenue pour distribuer le film dans bon nombre de pays) ? Où réside-t-il, ce « supplément d’âme (russe) » que je perçois confusément quand je prononce dans ma tête ce mot russe, pourtant équivalent apparemment parfait de la « nostalgie » française ? De Tarkovski ? De ce que je commençais à peine à comprendre de la Russie quand j’ai arrêté d’en étudier la langue ? De cet héritage culturel qui produit cette fameuse « âme russe » mi-réelle mi-fantasmée depuis l’étranger ?

Un certain Richard Wagner (non, c’est pas le même) écrit dans un article intitulé « Voisins autistes » (sur Eurotopics, traduction d’Esther Baron) « que chaque peuple européen [ou pas européen, ajouté-je] a le sentiment d’avoir au moins un mot imparfaitement traduisible. (…) Par mot intraduisible, on entend un mot qui ne vaut en quelque sorte que pour ses locuteurs. Un secret collectif. Le mot devenant blason d’originalité. » Curieusement, on dirait que ce blason touche souvent à la nostalgie, à la mélancolie, à une forme de tristesse indiciblement locale, à une teinte absolument unique de la gamme chromatique du vague à l’âme.
Ou à un point absolument unique d’une sorte de carte des émotions, comme dans l’embryon de projet mis en ligne par un certain Pei-Ying Lin (étudiant en design, semble-t-il) : « The Unspeakableness« . Il revisite un peu (sans le vouloir ?) la Carte du Tendre, mais façon diagrammes modernes : 21 émotions « intraduisibles » en anglais peuvent être visualisées sous forme de carte, justement, ou consultées selon un classement par terme, au choix.

On peut cliquer sur chaque terme et visionner une petite vidéo à son sujet. Là où l’intérêt de la chose est limité, c’est que les vidéos ne sont apparemment pas du tout sous-titrées, dommage.
Dommage aussi que ne soient pas disponibles en ligne les actes de l' »exploration festive de la nostalgie au Centre Culturel Suisse » évoquée par Barbara Cassin sur le site intraduisibles.org (ce site qui donna naissance au dictionnaire-philosophique-dont-je-veux-vous-parler-depuis-longtemps évoqué ci-dessus). La description me plaît bien : « « Quand l’Europe a mal », autour de mots comme Saudade, Sehnsucht, Spleen, Dor, Nostalgie, implantés dans des poèmes, des textes philosophiques, des chansons, au moyen desquels les Européens disent l’état de malaise où l’âme et le corps sont en désordre, désignent où et comment ils ont mal, autrement dans chaque langue et dans chaque culture. »
Oui, dites donc, j’aurais aimé être là. Et même, un début de spleen, de vague à l’âme, voire… oui, de Sehnsucht, me saisit à l’idée d’avoir loupé ça.
Lecteur locuteur de tout plein d’autres langues de ce blog, tu es invité à faire part de tes variantes personnelles de la mélancolie dans les commentaires, si le cœur t’en dit : ta blogueuse dévouée est une incorrigible collectionneuse, comme tu le sais.