« Son regard est limpide et sincère » (parole d’interprète) (dans Nous Deux) (oui-oui)
Quand Fiona, lectrice sympa, m’a écrit pour me proposer un billet sur Nous Deux, j’en ai frétillé d’aise. C’est incroyable, Nous Deux, tout le monde devrait en lire au moins un numéro dans sa vie pour profiter de phrases aussi impérissables que « Choquée, elle s’effondre comme une poupée de chiffon. », « Le camion fendait la nuit comme l’étrave d’un navire, la densité de la vague. » ou « Veux-tu un peu de thé ? Je le reçois directement des Indes. » (et je vis en 1812 dans ma tête) (tous ces exemples sont authentiques, je tiens les preuves à la disposition de tout lecteur incrédule).
Mais il y a mieux encore, puisque Nous Deux parle aussi de traduction, parfois. Et disons-le sans ambages, c’est inoubliable. Je n’en dis pas plus, la parole est à Fiona, que je remercie infiniment d’avoir pensé à mes Piles pour publier ce billet de haut vol.
Adepte depuis peu de ce blog, j’ai immédiatement eu l’envie d’y partager le petit bijou déniché dans le numéro 3417 du magazine Nous Deux. Célèbre pour ses romans-photo, cette fabuleuse revue hebdomadaire m’a inspiré cette petite analyse politico-littéraire et traductologique sans prétention.
Pour commencer, je voudrais souligner, comme je le fais lorsque j’achète cette revue à la maison de la presse, que je ne suis nullement la lectrice et que je l’achète pour quelqu’un d’autre. Comme le libraire, vous pourriez vous dire que « chacun fait ce qu’il veut, hein », mais il me tient à cœur de souligner que je suis un tantinet trop jeune pour faire partie du public cible de cette publication. Néanmoins, je le feuillette parfois d’un coup d’œil parfois très distrait, juste pour m’assurer que je ne rate rien. Et cette fois-ci, j’ai bien fait. C’est qu’un des romans-photo de la semaine, si justement intitulé « Un cri du cœur », a achevé de me persuader que « L’hebdomadaire qui porte bonheur » est bénéfique pour ma formation professionnelle et qu’il contribue à la réflexion sur la traductologie.
1. La traduction, l’interprétation, les langues, quoi
Plantons le décor.
Sonia, une jeune femme russe surdouée et, comme il se révèlera par la suite, diabétique, travaille comme femme de ménage dans un bureau d’avocat.
Quelques remarques liminaires : Nous Deux, qui semble très au fait du droit des étrangers dans l’espace Schengen, se prend à rêver. Pour notre Cendrillon des Temps modernes, rien n’est impossible. Non, n’avoir ni ressources ni travail ne pose strictement aucun problème pour obtenir un visa et un permis de travail ! Mais si une chose n’a pas échappé à notre hebdomadaire, c’est que la situation socio-économique de la France est grave : notre pays est en crise. Il dément par là même l’analyse bien trop positive du secteur multilingue que proposent Nataly Kelly et Jost Zetzsche dans Found in translation :
« In fact, (translation and interpreting) may just be the biggest industry that most people have never heard of. As of 2012, the market for language services was worth more than $33 billion. Just fifty of the top-earning firms account for nearly $4 billion in revenue. More than twenty-six thousand companies throughout the world sell translation and interpreting services. » (Kelly/Zetzsche 2012:73)
Mais the plot thickens. Surprise en train de grignoter un muffin (oh, dites, et la localisation, dans tout ça ? pourquoi pas un petit Lu ?), notre jeune prodige se fait réprimander par le bel avocat, visiblement à fleur de peau après sa dispute avec sa fiancée. « Un document rédigé en polonais le laisse perplexe »… car visiblement, il ne parle pas le polonais. Oui, de quoi laisser perplexe n’importe quel non-polonophone… mais pas pour longtemps.
Ah, c’est que notre interprète est également traductrice et peut même traduire les documents juridiques du polonais (qui n’est pas sa langue maternelle, étant donné qu’elle est russe) en français (qui, tiens, n’est pas sa langue maternelle non plus). Fortiche, moi je dis. Et ce n’est pas tout :
Elle parle cinq langues ! Quel dommage qu’elle n’ait pas de passeport européen, je suis sûre que la Commission et le Parlement se l’arracheraient. Heureusement, point de déménagement à Bruxelles de prévu : après tout, il faut les conditions nécessaires à ce que nos deux tourtereaux cèdent à la passion (et le Thalys ne fait pas partie du paysage). Visiblement désespérée, elle envoie des CV, ignorant visiblement le fait que la plupart des linguistes (allez, ne distinguons pas les interprètes des traducteurs) ne sont pas salariés. Notre avocat, tout aussi ignorant de la triste réalité, se montre protecteur (et naïf) :
« Qui aurait pu imaginer que la femme de ménage était surdiplômée ? »
Indeed.
2. La démonstration par l’exemple
Ça y est, c’est le coup de foudre. Visiblement perturbée par cette rencontre, notre Sonietchka confie à son amie, dans un style quelque peu littéraire et inadapté à un dialogue de roman-photo :
Et elle a raison. L’homme fait dans la philanthropie. Sur le point de revendre des livres « très beaux et très anciens » pour payer ses factures, Sonia tombe sur notre juriste préféré, qui se prétend collectionneur et lui rachète illico ces ouvrages pour lui éviter « de (se) faire rouler ». Séduit par son air ingénu (il mérite bien son nom de « maître »…), il met au jour son côté finalement très socialiste : son désir de l’aider n’a rien vraiment rien à voir avec les courbes féminines de la jeune femme.
3. L’invisibilité du traducteur
Sa bonté ne s’arrête pas là. Inquiète de la venue prochaine de sa Mama russe, à qui elle a caché son indigence, notre technicienne de surface se voit sauvée par notre bel éphèbe. Il lui propose de se faire passer pour son fiancé et, dans un vocabulaire digne de Balzac, de les « installer dans (sa) maison de campagne ».
Maman arrive donc et Nous Deux fait un effort de sémiologie intéressant : Maman porte un manteau en fourrure pour ancrer dans l’esprit de la lectrice (soyons honnête, Nous Deux s’adresse à un lectorat plutôt féminin) que… maman est slave. Pas d’implausibilité, donc, à ce que maman s’exprime en russe.
Ce que Nous Deux met là en œuvre, c’est en fait le concept d’« invisibilité du traducteur » cher à Lawrence Venuti. La prose du traducteur (ou de l’interprète, dans ce cas-là ?) est si authentique qu’il/elle parvient à se faire oublier, même si « loin d’être [le] simpl[e] relais du discours social dominant, [il a] le pouvoir de faire de [son] travail une pratique lucide, engagée et transformatrice » (ô combien) (Durin 1995:284).
Maman, finalement, est plutôt sympathique et philosophe et tout est bien qui finit bien.
Я тебя люблю, Мама, pourrait-on ajouter, dans le texte.
S’ensuivent diverses péripéties, dont une invitation à un dîner russe, mais « il ne faut pas (qu’elles se donnent) tant de mal ». Notre avocat n’aimerait-il pas le borchtch et les cornichons ? Traductologiquement et politiquement, l’intérêt du reste de l’histoire est mince, il faut l’avouer : Renaud (rien à voir avec le chanteur) se fait tromper par sa fiancée, la quitte, se remet avec elle, puis la quitte à nouveau lorsqu’il s’aperçoit que sa tentative de suicide était feinte. On ne découvre jamais s’il réussit à faire assermenter sa douce, mais parce que je ne voudrais pas laisser le lectorat en suspense, je vous révèle la fin de cette passionnante et ô combien surprenante saga. Comme le suggère judicieusement Nous Deux, je me passerai donc de mots :
Tout est bien qui finit bien. Ouf.