Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Le chanteur sous-titré

Ô, lecteur chéri. Toi qui es le glamour incarné, sans doute as-tu commencé l’année dans une foule en délire qui se remettait tout juste du compte à rebours d’avant minuit, ou peut-être au bout du monde, face à une plage de rêve, ton neuvième mojito à la main, ou encore dans un fauteuil douillet, à refaire le monde entre potes, voire, devant une traduction urgente en te maudissant d’avoir bêtement répondu au téléphone à 17 heures. Ta blogueuse dévouée, pour sa part, doit t’avouer qu’elle déteste les soirées de Nouvel An et qu’après avoir brillamment réussi un crumble aux crevettes, une dorade coco-citron vert et une mousse au chocolat agrémentée de confiture de lait et de spéculoos, elle s’est affalée sur le canapé de The Man, épuisée par ces inhabituels efforts culinaires, pour se brancher vers 23h55 sur la Chaîne Kulturelle qui la faisait vivre il y a encore quelques mois. Ladite chaîne diffusait un documentaire pas mal intitulé Il est minuit, Paris s’éveille. Rien d’exceptionnel, me direz-vous, et du reste, j’envisageais mollement de zapper quand l’apparition de la moustache de Jean Ferrat m’a décidée à rester pour voir la suite (comment lui résister, je vous le demande ?).

Bref. C’est dans ce documentaire que j’ai découvert qu’il existait un chanteur qui s’autoproclamait « sous-titré ». Ledit chanteur, c’est lui : Boby Lapointe, pas spécialement ma came, mais dont les chansons m’ont toujours paru gentiment souriantes avec leurs calembours juste assez stupides pour me mettre de bonne humeur.

Cette histoire de sous-titres n’est pas si tirée par les cheveux que ça, contrairement à ce qu’on pourrait penser connaissant le bonhomme, et vient bien du cinéma, comme il se doit. Ce site, qui reproduit la biographie du chanteur rédigée par Raoul Bellaïche pour le « CD Story » paru chez Universal en 2000 raconte l’anecdote de A à Z (on retrouve les propos de Truffaut dans diverses sources, par ailleurs, j’ignore d’où ils sont extraits à l’origine) :

Ouvert par Léon Tcherniak en 1955, Le Cheval d’or est animé par Jean-Pierre Suc (du duo Suc et Serre). C’est dans ce cabaret fréquenté par les méridionaux de Paris que François Truffaut, spectateur parmi d’autres (Pierre Étaix, Jacques Audiberti) découvre [Boby Lapointe]. À son répertoire, il y a notamment Bobo Léon, chanson inspirée par le maître des lieux, Marcelle et surtout Framboise dont un passage met en joie l’assistance :

« Pour sûr qu’elle était d’Antibes !
C’est plus près qu’les Caraïbes (…)
Et malgré ses yeux de braise
Ça n’me mettait pas à l’aise
De la savoir Antibaise…
Moi qui serais plutôt pour… »

Le réalisateur des 400 coups lui propose le rôle du pianiste dans le prochain film qu’il tourne avec Charles Aznavour. Boby fait une apparition remarquée dans Tirez sur le pianiste lorsqu’il chante Framboise, accompagné au piano par Aznavour lui-même — en réalité, c’est Marc Hemmeler qui en joue. « On ne pratiquait guère le play-back à cette époque, rappelle Truffaut, et, du reste, je crois bien que Boby n’avait pas encore enregistré de disque. Il joua et chanta donc « en direct », comme il le faisait chaque soir au Cheval d’Or, solidement planté sur ses jambes, inclinant le torse en mesure, la tête ballottant de gauche et de droite au rythme de la musique, le visage restant complètement sérieux avec une sorte de tristesse acharnée dans le regard. » Visiblement désarçonné, Pierre Braunberger, le producteur, n’apprécie pas trop cette scène : « On ne comprend pas les paroles, il faut couper la chanson. Votre chanteur doit apprendre à articuler ou alors il faut le sous-titrer ! »

« Je pris cette observation au pied de la lettre, raconte Truffaut, et je fis faire un sous-titrage, chaque vers de la chanson apparaissant au bas de l’image, syllabe par syllabe, dans un synchronisme parfait. Le résultat était excellent, l’effet comique décuplé. »

Je vous laisse juge, pour l’effet comique décuplé, mais la scène de ce film bien connu est assez conforme à la description de Truffaut.


Ils ont un petit air de karaoké anachronique plutôt pittoresque, ces sous-titres et il n’est pas certain qu’ils remplissent vraiment la fonction souhaitée par le producteur du film : les phrases apparaissent de façon hachée, sans doute pour ne pas gâcher par un affichage anticipé l’effet de « chute » des bons mots du chanteur, mais la fin des vers ne reste du coup que très fugacement à l’écran, ce qui n’est pas idéal pour la lecture.

Tirez sur le pianiste sort en 1960. L’année suivante, le label de Boby Lapointe surfe résolument sur cette exposition cinématographique inespérée et intitule l’album du chanteur comme suit :

(« Les sous-titres sont à l’intérieur », mazette !)

Le fait de se revendiquer comme un « chanteur sous-titré » (sous-entendu au départ un « chanteur qui a besoin de sous-titres pour être compris ») ne me paraît pas être la meilleure idée dans l’histoire du marketing, mais il semble que Boby Lapointe ait ensuite donné une série de concerts en conservant ce « sous-titre » (ben oui) sur ses affiches. Difficile de trouver sur Internet des documents de l’époque, apparemment (ou alors je fatigue), alors si tu tombes un jour sur l’une desdites affiches ou sur un exemplaire d’époque de l’album ci-dessus portant la mention « le chanteur sous-titré », sache, lecteur-chineur de ce blog, que la chose m’intéresse. Qu’on se le dise.

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