Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

C’est un mur, c’est une falaise, que dis-je : une falaise ? C’est un précipice !

Il y a quelques mois, par la magie de La Ctualité, on a découvert comme ça, pof un beau matin qu’en plus du Mont Rushmore, il existait aussi une falaise fiscale aux États-Unis.

Oui bon, c’était un peu au milieu de l’élection présidentielle américaine, les médias n’avaient pas vraiment le temps de se pencher sur ce que pouvait être, en réalité, cet étrange relief métaphorique, alors zou, ils ont pour la plupart traduit ça à l’oreille : fiscal cliff = falaise fiscale. Parce qu’après tout, l’anglais, c’est juste définitivement facile et que les risques de calques abusifs sont minimes, c’est bien connu.

« Falaise fiscale » : petit medley de novembre 2012.

Votre blogueuse dévouée a rouspété et bougonné dans son coin, a noté une vague idée de billet, n’a pas eu le temps de le rédiger et a oublié tout ça.

Mais qu’apprends-je au retour des vacances ? Après un long intermède consacré à l’UMP et à sa réjouissante CONARE, puis un bon paquet d’articles passionnants sur la marque de marrons glacés préférée des Français et la hausse du prix des guirlandes à franges, voilà que la fiscal cliff revient sur le devant de la scène. Et c’est magique, parce que la falaise fiscale, elle, a disparu. Enfin presque, j’exagère un chouia. Disons qu’elle est sérieusement mise en ballottage par un mur et un précipice budgétaires qui n’étaient auparavant que de timides concurrents, des outsiders apparemment sans avenir. Et même qu’il y a un gouffre tout aussi budgétaire qui se profile pas loin derrière ces deux-là.

En quelques semaines, donc, les médias français

– ont abandonné la traduction-bête-et-méchante-calquée-sans-réfléchir, puisque « fiscal » en anglais a un sens plus large que « fiscal » en français, rappelons-le :

– se sont interrogés sur la métaphore : « falaise », c’est bien joli, mais d’où la considère-t-on, cette falaise, d’en bas ou d’en haut ? Faut-il la voir comme une paroi infranchissable qui se dresse devant nous (option « mur ») ou comme une crevasse dans laquelle on va se vautrer lamentablement (option « précipice ») ? Tout est question de point de vue, of course, et on voit que la question se posait déjà dans les titres de novembre : on parle de partir « à l’assaut de la falaise fiscale » et de la « surmonter », comme si on voulait tenter de la gravir, tandis que « pris de vertige » et « précipice idéologique » renvoient plutôt à une chute annoncée.

Un rapide coup d’œil à quelques caricatures parues outre-Atlantique à l’automne leur aurait assez rapidement donné la réponse, soit dit en passant : il s’agit manifestement d’un mouvement descendant et non d’une partie d’escalade.

Et du côté des sources officielles françaises, que disait-on ? Pas grand-chose, mais du coup, pas que des conneries. Fabius parlait de « falaise budgétaire » (tiens, nouvelle variante) dans un entretien sur BFM TV début novembre et le portail du ministère de l’Économie évoquait pour sa part une « contraction budgétaire brutale » dès le mois d’août, dans un louable quoique laborieux effort de pédagogie. Mais c’est à peu près tout, il faut l’avouer, sur les sites en .gouv.fr., si l’on excepte une « falaise fiscale » qui traîne sur quelques sites du ministère de la Défense dans un article écrit par une chercheuse.

Et côté Union européenne, tiens : pas de « falaise fiscale », semble-t-il. Le Conseil dégainait lui aussi la « falaise budgétaire » au printemps dernier dans une lettre au sujet du G20, et le terme était repris en novembre par le Parlement. Peu d’occurrences, de toute façon, et une fiche IATE (Interactive Terminology for Europe, si si) créée tardivement avec un degré de fiabilité présenté prudemment comme « minimal » sur la base d’un article des Échos :

Ce qui permet de constater au demeurant que même au sein d’un même média, les choix sont hésitants : lesechos.fr employait « falaise budgétaire » au printemps 2012, on le voit ci-dessus, mais « précipice budgétaire » le 12 septembre et le 17 octobre, avant d’être gagné par la folie de la « falaise fiscale » le 26 octobre (effet de mode ?) et d’opter pour un mixte des deux avec la « falaise budgétaire » récurrente du mois de décembre.

Reste mes chouchous de Termium et leur fiche (créée ? mise à jour ? en novembre) qui récapitule ce qui peut et ne peut pas se dire en la matière :

Encore faudrait-il savoir que « avoid » veut dire « éviter », cela va de soi. Et encore faudrait-il aussi que les journalistes français consultent Termium, ce dont je doute fortement. Mais voilà la conclusion à retenir, alors répétons-la : « Similitude de forme n’implique pas similitude de sens », boudiou de boudiou. On lira aussi avec profit l’article consacré à la traduction de « fiscal year » sur le site des comptables professionnels agréés du Québec, au passage.

Bref, gouffre, précipice, falaise, whatever : bien que le thème ne soit vraiment pas réjouissant, il est intéressant de voir comment a évolué en quelques mois cette traduction d’un terme exotique et d’actualité. Et avouons-le : c’est toujours casse-gueule et casse-pied, la traduction d’un terme exotique et d’actualité, parce qu’on le cerne moyennement bien au premier abord et parce que son sens, son acception, sa symbolique, son implicite, peuvent être amenés à changer, alors ne soyons pas trop-trop sévères.

Reste à voir ce que retiendra l’Histoire (oui, celle avec une majuscule) pour désigner cette crise fiscale budgétaire qui nous aura valu de subtiles variations sémantiques autour des fossés, crevasses et autres abîmes. Tous les espoirs sont permis, même au fond du gouffre.

Ma lecture du moment porte donc un titre fort à propos, n’est-il pas ?

Ajout du 6 janvier : Babeliane, qui a publié un billet sur le fiscal cliff sans doute une milliseconde avant ou après la mise en ligne de celui-ci (les grands esprits, indéniablement), signale ce Tweet fort intéressant de René Meertens (oui, lui-même) sur le sujet :

Merci, Babeliane !

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