Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Esthétitre, ép. 4
Découvrons avec émerveillement

(Premier blabla)

(Deuxième blabla)

(Troisième blabla)

Il est temps de parler du Livre, celui qui m’a occupée une bonne partie de l’été.

Ce bouquin, j’ai eu un peu de mal à me le procurer car il est épuisé partout, mais un soir, début septembre, j’ai fini par trouver l’avis de passage du facteur dans ma boîte aux lettres au terme de sombres transactions avec une librairie suisse sympa qui avait encore en stock un ultime exemplaire du précieux ouvrage. J’ai alors couru (oui, couru, ce truc que je ne fais JAMAIS) pour arriver avant la fermeture du bureau de poste, puis je me suis hâtée tout autant, comme une vraie gamine, pour rentrer chez moi en serrant le mince paquet contre ma parka doublée de peau de mouton (bon, d’accord, contre ma veste en toile) (j’exagère un chouia quand je parle des conditions météorologiques luxembourgeoises) (mais pas tant que ça).

Ce bouquin, je ne connaissais pas son existence il y a quelques mois, mais dès que je l’ai vu entre les mains de C. un soir dans un bistro (eh oui), je l’ai trouvé absolument sublime et nécessaire, si tant est que cela veuille dire quelque chose. À tel point que quand C. m’a gentiment proposé de me le prêter, je lui ai répondu qu’elle risquait de ne le jamais le récupérer si j’acceptais, et je ne plaisantais absolument pas (ouais, chuis comme ça, moi, kleptomane mais franche).

Ce bouquin, donc, c’est une merveille apparemment toute simple. Version originale, par Colette Portal, Éditions Maeght, 1988. Une artiste qui photographie en noir et blanc des images de films sous-titrés. Voici comment elle présente sa… sa démarche, qu’on dit, au début de l’ouvrage (texte que l’on retrouve sur le site de la librairie des musées de Poitiers, où l’exposition qui précéda le bouquin fut autrefois présentée) :

Un soir d’octobre 1978, je regardais la télévision. Le film « Pandora » d’Albert Lewin en version originale, joué par Ava Gardner et James Mason. Le film me fascina par la beauté des images et des paroles qui tombaient blanc sur noir au bas de l’écran. Je pris l’appareil photo et regardai le film derrière le viseur, appuyant chaque fois que la phrase lue et l’image regardée déclenchaient un mécanisme de séduction. Une photographie d’Ava Gardner « VOUS AIMEZ LA MER », par sa banalité et sa puissance d’évocation poétique décida de la suite d’un long travail. Chaque vendredi et chaque dimanche soir, quand passe la V.O je suis à l’affût et j’attends dans le noir l’instant, la rencontre de la phrase (synthèse) avec l’image (évidence). L’image n’étant pas seulement la beauté d’un visage, mais peut-être un paysage, une porte, une main, un objet, un ciel… La parole qu’elle soit poétique, insolite, ambiguë ou subversive, vient souligner cette image en lui apportant sa conscience, son émoi, elle en efface la banalité. De ce film à histoire, je vole l’étincelle et détourne l’image que j’arrête dans son mouvement.

Si j’adoooore papoter traduction, je fais nettement moins la fiérote quand il est question de causer photographie, art, tout ça tout ça. Fort heureusement, la critique d’art Anne Dagbert a écrit de bien jolies phrases au sujet de cet ouvrage (elles sont citées sur le site de l’artiste, Colette Portal, et extraites du numéro 110 d’Art Press de janvier 1987) :

Colette Portal saisit, en une synthèse remarquable, l’image signifiante d’une séquence et la phrase symbole qui, précisément, signifie l’image. Sans le sous-titre, la photo n’est qu’un document de cinéma. Avec lui, non seulement elle restitue à ce dernier la parole, le langage, indissociables de la narration, mais, de plus, elle engendre au-delà de l’histoire contée par le film, un autre récit, une œuvre autonome qui, à la limite, oublie le film et parle à tout public, cinéphile ou amateur d’imaginaire. Elle fixe un instant d’éternité qui éveille en chacun des échos et réminiscences existentiels, qui peuvent être d’ordre affectif, sensuel, poétique, politique, éthique, suivant le texte-image choisi.

Voilà voilà, j’allais le dire. Maintenant qu’on a lu des choses intelligentes et autorisées, je vais y aller de mon point de vue de pas critique d’art (vous pouvez vous barrer, hein, je ne me vexerai pas) : il est très beau, cet ouvrage, et très émouvant. Peut-être parce que les images ont le grain, les stries et le relief de la photo argentique quand elle immortalise un support lui-même analogique et à la texture imparfaite, en l’occurrence une image diffusée à la télévision. De l’argentique qui photographie en noir et blanc une image analogique dans laquelle sont incrustés, physiquement, des sous-titres, c’est bien simple, ça n’existe pour ainsi dire plus. Ce « geste fulgurant multimédia » (l’expression figure dans la préface de Michel Enrici) concentre tant de formes d’expression et tant d’époques en une image, c’est déjà en soi une idée fantastique.

Et bien qu’il soit davantage une œuvre cinéphilique et photographique qu’un objet d’adoration sous-titrolâtre, il faut avouer que pour mon sens esthétitre parfois malmené, ce livre est absolument inestimable. Peut-être pour une bête question de sentimentalisme, parce qu’il met sur le même plan artistique le sous-titre et l’image cinématographique, ce qui n’est pas terriblement fréquent. Mais aussi et surtout parce qu’il donne un coup de projecteur – mais « coup de projecteur » a quelque chose d’un peu spectaculaire et paillettes, or cet ouvrage n’est rien de tout cela, il en émane au contraire une sobriété douce et ronde à la fois – un coup de projecteur sotto voce, alors, disons, sur des mots sur lesquels personne ne s’arrête jamais, sur l’osmose parfaite qui se crée parfois quand un bon et beau sous-titrage rencontre et accompagne un bon et beau film. Les choix sont évidemment réfléchis, pleins de sens. La succession des arrêts sur images sous-titrés finit par raconter malgré elle une histoire, par faire dialoguer les films et les répliques. Quant aux typographies, elle se suivent et se ressemblent moins qu’on pourrait le croire. « Le geste de Colette Portal est celui du chasseur. », écrit encore Michel Enrici. « Nuit d’un chasseur d’images, à l’affût d’une correspondance, d’une intelligence entre le dire et le voir, entre l’œil et la voix (…). « 

Un livre-velours, une splendeur. Je ne m’en lasse pas, je m’émerveille, d’un émerveillement sans fin.

En somme, c’est presque un livre… parfait. Oui, un livre comme fait exprès pour les gens comme votre blogueuse dévouée. Qui m’attendait en prenant tranquillement la poussière, là-bas dans la réserve de cette librairie suisse sympa. Bref, ami lecteur intéressé de près ou de loin par le sous-titrage : si tu tombes dessus dans une brocante, une librairie de deuxième main ou une biblio, prends le temps de t’y attarder, Version originale en vaut la peine, c’est un ouvrage vraiment unique. Et beau, tout simplement.

(D’autres photos extraites de la série, plus petites mais de bien meilleure qualité que mes scans, par ici).

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