Tech-sinologie
En explorant un peu les copieuses archives encore disponibles sur iTunes de l’excellente émission Place de la toile (de Xavier de la Porte, sur France Culture), je suis retombée sur un numéro de 2010 qui présentait une sélection d’intervenants de la conférence Lift 2010 consacrée aux nouvelles technologies. Dans le lot, il y avait une chouette interview de Basile Zimmermann, sinologue suisse qui étudie notamment les interactions entre nouvelles technologies et culture chinoise. Voici quelques morceaux choisis de l’interview que j’ai trouvés vraiment intéressants au point de les retranscrire pour les poster ici, car que ne ferais-je pas pour toi, lecteur de mon coeur ?
XDLP : Commençons par les objets. Vous avez parlé tout à l’heure dans votre présentation du clavier. Est-ce que vous pouvez détailler un peu ? Le clavier, c’est un objet culturel par excellence. En quoi est-il culturel et comment les Chinois utilisent-ils ce clavier ?
BZ : Ce clavier, il est très frappant. Il a été conçu aux États-Unis (…) et il est basé sur l’alphabet latin, ça veut dire les lettres de l’alphabet, mais ça veut aussi dire un nombre limité de lettres, un nombre fixe. Les Chinois ont deux problèmes avec ça. Le premier, c’est que leur langue n’utilise pas l’alphabet latin, le deuxième c’est que leur langue est basée sur l’idée d’un nombre flexible de signes, ils peuvent faire potentiellement des caractères à l’infini, et il y en a plusieurs milliers. Donc comment font les Chinois pour utiliser ce clavier ? Ils utilisent simplement la transcription phonétique. Ils tapent la prononciation d’un caractère, et puis ensuite ils choisissent dans la sélection de caractères proposée celui qui leur convient, celui qu’ils cherchent. Ça marche très bien, ça va très vite.
(…)
Il faut toujours avoir à l’esprit que si vous êtes dans un objet qui n’a pas été fait pour votre culture, il y a forcément des conséquences observables, mais il faut vraiment les chercher. Là on voit que les gens ont de la peine à écrire à la main, parce que le contenu du logiciel n’implique pas une connaissance active des caractères, des traits qui composent les caractères. Une personne chinoise qui utilise ce système pour écrire tout le temps, au bout d’un moment, ne sait plus trop comment écrire à la main. Un peu comme quelqu’un qui utiliserait toujours un correcteur d’orthographe en français et qui tout d’un coup se retrouverait un peu mal à l’aise à la main. J’ai entendu des ingénieurs se plaindre du fait que la langue chinoise n’est pas pratique, qu’elle pose des problèmes de par sa nature… Ils ne se posent pas la question de savoir si c’est vraiment la langue chinoise qui n’est pas pratique – parce qu’ils l’utilisent depuis 3 000 ans, donc je pense que si elle n’était pas pratique, on l’aurait remarqué ! Alors qu’en fait, c’est l’ordinateur qui pose problème. On incrimine plus facilement la culture chinoise que la technologie, le contenu de la technologie.
XDLP : Ce qui pose quand même une question, que vous avez posée à la fin de votre présentation, et qui est absolument passionnante : le fait que la technologie est culturelle et que l’ordinateur tel qu’il existe aujourd’hui a été créé en Occident, dans le monde anglo-saxon en particulier. Selon vous, et c’est tout à fait compréhensible, il a en lui-même, dans son fonctionnement, quelque chose de profondément occidental.
BZ : Oui, c’était un peu ma conclusion, qui n’est pas nouvelle : il y a déjà quelqu’un qui s’appelle Georges Simondon qui l’a dit en 1958. La technologie, c’est de la culture, en fait. C’est un contenu avec du langage, avec des habitudes, qui souvent nous devient invisible. Et donc l’idée de culture, il faut l’intégrer, ça demande un effort. Je crois qu’il faut simplement se débarrasser de l’idée que quelque chose peut être neutre. Ce n’est pas possible. Il y a forcément des choix qui ont été faits qui conduisent à cet objet.
(Par la suite, l’interview aborde aussi une question que je ne m’étais (personnellement) jamais posée, mais vous peut-être : il paraît qu’on est incapable de concevoir un ordinateur qui joue (même médiocrement) au jeu de go, alors qu’il existe depuis des lustres des machines qui jouent (très bien) aux échecs. Haha !)
Si ce court extrait (un peu superficiel et raccourci, forcément, mais qui a éveillé ma curiosité) vous donne envie de creuser la question, voici quelques liens sur ce sinologue branché nouvelles technologies :
– « Quand la Chine concevra les technologies« , compte rendu de l’intervention de Basile Zimmermann à la conférence Lift 2010 sur InternetActu. On peut aussi jeter un œil à la vidéo de l’intervention (26 minutes) par ici (racontez-moi si vous allez la regarder, ces jours-ci mon débit Internet est trop bas pour que j’aie la patience de la visionner sous cette forme hachée ; j’ai juste eu le temps de voir que l’intervenant avait l’air tout jeune et intimidé, et qu’il parlait d’encodage).
– Sur le même thème, la présentation d’une autre conférence intitulée « When the Chinese Teach Us What Technology is Really About« .
– « Technology is Culture: Two Paradigms« , très intéressant.
– « Redesigning Culture: Chinese Characters in Alphabet-Encoded Networks« .
– Quant à la référence à Georges Simondon, il s’agit sans doute plutôt de Gilbert Simondon et de son Mode d’existence des objets techniques dont on peut lire un commentaire ici ou encore là (en tout état de cause, il y a l’air d’avoir un petit flottement entre Gilbert et Georges dans pas mal d’articles sur la Toile).
Bonne(s) lecture(s) !