Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Tics, manies et autres névroses (ép. 6)

Le traducteur est un petit être délicat. Confronté au monde hostile qui l’entoure, il a parfois des réactions étranges, compulsives, inquiétantes. Certains préfèrent parler de « déformations professionnelles » pour minimiser la chose, mais let’s face it : le traducteur professionnel est gravement atteint. Cette série de billets explore les tics, manies et autres névroses de la gent traductrice.

Donc le traducteur tape. Enfin, ne vous méprenez pas, je veux simplement dire qu’il dactylographie, quoi, même s’il existe vraisemblablement aussi des traducteurs-boxeurs. Il tape dans un traitement de texte (car oui, l’époque des machines à écrire est grosso modo révolue chez les traducteurs, on ne le dira jamais assez) (sauf chez Svetlana Geier) (mais c’est une autre histoire) qui est souvent Word. Oh, il y a bien sûr des adeptes (farouches) d’autres traitements de texte que Word et d’autres environnements que Windows, mais simplifions et restons-en à ce que je connais vaguement, pour les besoins de ce billet, si vous le voulez bien.

Donc il tape dans Word, on en était là. Et dans Word, il travaille (souvent) dans ce mode (« show/hide », « afficher tout », et autres appellations) qui permet de faire apparaître des choses bizarres dans le texte.


Des choses comme ça :

Petit intermède ludique : toi aussi, repère l’espace insécable qui manque dans ce texte.

Ces signes cabalistiques qui donnent l’impression de ne plus bien voir où est quoi (auxquels s’ajoutent parfois des balises obscures injectées là par un logiciel de TAO), ils sont importants, que dis-je, vitaux, pour le traducteur. Car le traducteur est souvent atteint d’une forme plus ou moins grave de typographite.

La typographite peut se manifester par des symptômes divers. Votre blogueuse dévouée se souvient avec émotion de ce jour de 2008 où elle en contracta une forme mineure en faisant une relecture de documentaire en compagnie de Copine C., la traductrice dudit documentaire. Nous étions d’accord pour modifier une phrase en vue de la faire commencer par la locution « à peine (blablabla)… », j’étais déjà en train de saisir la modification, et soudain, Copine C. m’a dit gentiment, mais fermement : « S’teuplaît, tu veux bien mettre un accent sur le « a » majuscule ? Une petite manie, je préfère vraiment… Si ça ne t’ennuie pas, hein. Enfin même si ça t’ennuie, en fait, je préfère. »

Voilà, ça commence souvent comme ça.

Par ce que l’on qualifie de « petite manie ».

Oh, rien de grave, en apparence. Taper Alt Gr + 7 + Maj + A pour obtenir un À, plutôt que de se contenter d’un simple A en début de phrase, c’est ÇA, la manie du traducteur (qui réactive le pavé numérique de son ordinateur portable pour vous faire le Ç majuscule de ÇA en deux temps trois mouvements presque les yeux fermés tellement c’est un réflexe, Alt + 128).

Des symptômes divers, donc, car d’autres traducteurs sont par exemple les champions de l’espace insécable. On les détecte, avant même de lire leur texte, au fait qu’ils disent une espace, et pas un espace comme la plupart des gens normalement constitués. L’espace insécable – à laquelle ma consoeur de L’autre jour a consacré un très chouette billet il y a quelques semaines – c’est une mise en abyme de la traduction à elle toute seule. Pourquoi ? Parce qu’elle est 1. invisible (sauf à activer le mode show/hide, vous l’aurez compris), 2. harmonieuse et 3. essentielle. Comme une bonne traduction, en somme. L’espace insécable, c’est le petit truc qui va faire notamment que les chiffres seront toujours accolés à leur unité de mesure, même en fin ou en début de ligne, ou que si je commence à lire une date, je n’aurai pas à aller en chercher la fin au début de la ligne (pire, de la page !) qui suit. Le petit truc, donc, qui va rendre le texte encore plus lisible et fluide à l’oeil, sans même que le lecteur s’en rende compte. Un genre de cerise typographique sur le gâteau textuel, quoi. Mais je m’emballe. J’aime BEAUCOUP les espaces insécables dans Word, voyez-vous (pour mon propre malheur, comme on le verra bientôt – ah, teasing, teasing !), même si je reconnais que l’insécabilité des espaces laisse à désirer sur ce blog.

Il y a aussi les traducteurs qui savent des choses. Votre blogueuse dévouée, par exemple (qui, vous l’aurez noté, est relativement atteinte), sait que quand on tape un texte destiné à être publié par certains organismes, on n’abrège pas « numéro » en tapant bêtement « n » suivi du symbole du degré, nan nan nan, il n’en est pas question, ce serait une faute de goût inimaginable. Soit on tape un « o » qu’on formate ensuite en exposant, soit on tape Alt + 167 (il y a deux écoles) (au moins) (allez savoir). Mais pas de symbole du degré, jamais, never, niemals. Pourquoi ? Eh ben parce que le symbole du degré, c’est le symbole du degré, alors que l’abréviation de « numéro », c’est autre chose, un point c’est tout (non, je ne suis pas psychorigide).

La version « mémento typographique du Conseil de l’Europe » (le surlignage est d’origine)…


… et la version « code de rédaction de l’Union européenne »
(la couleur spéciale est également d’origine…
autant dire qu’on ne le prend pas à la légère, ce numéro-là).

Et ainsi de suite, parce que ce qu’il y a de chouette d’inquiétant avec la typographite, c’est qu’elle est polymorphe : chacun sa came. Il y a comme ça les pros des parenthèses dans les parenthèses ou des guillemets à l’intérieur des guillemets. Les spécialistes de l’italique. Les experts de l’emploi des majuscules. Les repéreurs d’espaces en trop dans les textes imprimés. Les appreneurs par coeur des codes Alt+ des caractères spéciaux (vous noterez que je n’en fais pas réellement partie, en fait, car dammit, j’oublie toujours celui du e dans l’o). Ou mes héros absolus : les utilisateurs avertis des sous-multiples du cadratin (si si).

Donc voilà. On en est là. Tableau clinique apparemment inoffensif, me direz-vous ? Vous ne savez pas tout.

Car globalement, jusqu’à une date récente, on peut dire que deux coqs la traductrice qui vous parle vivait en paix, avec ses espaces insécables, ses majuscules accentuées, son show/hide et quelques bricoles annexes. Elle couvait du regard ses précis typographiques (en l’occurrence, celui de l’Imprimerie nationale et le Gouriou), prête à s’y plonger avec délice quand elle avait un doute.

Mais au moment de la rédaction de ces lignes, disons les choses comme elles sont, votre blogueuse dévouée traverse une crise de typographite aiguë. Son univers entier a basculé il y a maintenant quelques mois, quand on l’a sommée d’appliquer désormais au quotidien, systématiquement, les règles du Code de rédaction maison.

Non, ne clique pas encore, tu vas te faire du mal, lecteur-traducteur qui je le vois bien sens la typographite monter (car comme pour toute bonne pathologie qui se respecte, on est persuadé d’en être atteint dès l’instant où on en entend parler) (raison pour laquelle je ne regarde jamais Le magazine de la santé sur France 5, personnellement) (et vous ?) (bref).

Le Code de rédaction maison, il dit qu’on ne met pas d’espace du tout après les guillemets (chevrons) ouvrants ou avant les guillemets fermants. Pas « pas d’espace insécable », hein, « pas d’espace du tout« . Le Code de rédaction maison, il dit qu’on n’en met pas non plus avant les deux points, les points d’exclamation ou les points d’interrogation. Et puis le Code de rédaction maison, d’une manière générale, il n’est pas fan des espaces insécables, sauf dans quelques cas bien précis et pas très funky, genre citation du numéro d’un Journal officiel.

Encore heureux qu’il demande qu’on accentue les majuscules, le Code de rédaction maison, sinon je ne serais plus là pour vous en parler, à l’heure qu’il est.

Le bon côté de la chose (verre à moitié plein, verre à moitié plein, verre à moitié plein), c’est que je suis aux premières loges pour vous décrire les manifestations les plus marquantes de la typographite en phase aiguë :

  • les yeux qui saignent (oui oui) devant ces successions de signes sans espaces (insécables ou pas, on serait déjà bien content, hein).

  • une vive douleur musculaire dans la main chargée de défaire périodiquement les corrections automatiques de Word qui ajoute des espaces insécables là où le Code de rédaction n’en veut pas et qui ne veut pas se laisser paramétrer autrement (si vous connaissez la feinte, on est preneur, mes doigts et moi).

  • l’impression permanente et extrêmement troublante, psychologiquement, que « quelque chose cloche (mais quoi, mais quoi, bon Dieu ?) » face aux textes en cours de traduction.

  • un profond déchirement intérieur, sorte de miroir grossissant de ce qui se passe à l’écran (ssssiiiii !), quand il est manifeste qu’il faudrait une espace insécable pour empêcher cette date, là, d’être coupée bêtement en deux.

  • un sentiment de culpabilité extrême quand, au bord des larmes, la traductrice décide que non, ce n’est pas possible de laisser c’te phrase comme ça et transgresse l’interdit en tremblant.

Voilà. C’est dur, la typographite, j’vous jure. Et n’allez pas dire encore que j’ai un penchant pour l’exagération, hein.

On ne peut pas comprendre la typographite aiguë, tant qu’on ne l’a pas vécue dans ses tripes de traductrice.

Bouhouhouhouhou.

Heureusement, en cas de crise, il y a l’antidote absolu pour se calmer les nerfs : Kern Type.

Mais je crois que j’aggrave encore mon cas, en vous avouant ça.

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