Petites mutations du français courant, épisode 3
Vous l’attendiez en piaffant, le voici : le troisième volet des petites mutations du français courant, toujours par Amenel.
À l’heure où je vous parle, le suspens est total : y aura-t-il une suite ? Plusieurs épisode encore ? Mystère… En attendant, merci encore pour ces trois (premiers) épisodes.
Phénomène 3: l’usage à tort et à travers du sens figuré
Imaginons, juste pour la beauté du geste intellectuel, que « ici » soit une case d’une marelle et que « là » soit une autre case. Je dirais « je vais d’ici à là » avant de me déplacer d’une case à l’autre. Description d’un mouvement physique concret qui me semble assez cohérent avec une distance. Je ne trouve rien à redire sur la formulation, et pas seulement parce que c’est la mienne. Et vous ? Je parie qu’à vos délicates oreilles aussi, ça sonne plutôt bien. Euh, dans ce cas-là, pourquoi est-ce que ces mêmes qui rejoindraient mon culte sont incapables de transposer la formulation quand il s’agit du temps ? Le temps et l’espace ne font qu’un ; le fait de ne pas savoir que c’est maintenant démontré n’est pas une excuse. Voici ma bête noire n° 2: « d’ici là ». Si ma tension avait augmenté d’un millième de millimètre de mercure à chaque fois que j’ai entendu cette infâme expression, je mangerais les pissenlits par la racine. « D’ici le 25 », « il sera là d’ici deux heures » et autres joyeusetés tirées du même moule… Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font.
Guillaume Durand, en interrogeant J-F Copé dans l’interview sus-citée : « Et puisque cela peut peut-être vous concerner pour les années qui viennent, il y a quand même une forme de violence qui a rôdé dans ce débat ». Le français n’est pas l’anglais où à peu près toute juxtaposition sujet-verbe-complément ne dérange pas plus que ça. Je ne savais pas que la violence rôdait sous ma fenêtre, servant d’éclaireur(« -reuse ») à mon cambrioleur préféré.
« […] pousser François Hollande au plus loin de ses retranchements », même auteur, mêmes circonstances et mot pour mot – d’ailleurs, cette émission est un collector et je fournis l’enregistrement Audacity, fait exprès pour les besoins de ce post, sur demande et sous conditions. J’en perds mon latin (que je n’ai jamais eu, mais qu’importe!) et je soupire. Qui s’est amusé à fusiller la préposition « dans » alors qu’elle est l’une des plus discrètes de notre langue ? Qu’on me le désigne et je le ferai éternuer dans la sciure, crénom de Dieu !
« Et depuis le début [de la campagne électorale], l’objectif [pour nous] (comprendre « l’UMP ») a été de débusquer ce quadruple langage qu’il [François Hollande] a pratiqué depuis le début [de la campagne]. » J.-F. Copé, op. cit. Je connaissais « double langage » mais ai-je étudié l’anglais si longtemps dans la grotte voisine de celle d’Osama Bin Laden que j’ai raté l’avènement du « triple langage » ? Et on en est déjà au quadruple ? Faut croire qu’il est loin le temps où je me pensais jeune et où je l’étais effectivement. Snif !
Par contre, quand Marc Fumaroli répond à la question de Olivier Bellamy (je paraphrase tout du long) « Pour vous, un poète est-il un musicien, est-il un peintre ? » en disant « pour moi, le poète des poètes, c’est Baudelaire parce qu’il sollicite vos cinq sens », je comprends bien, tout amateur de rap que je suis, que la poésie ne peut pas solliciter l’odorat ou le toucher au sens propre. Mais la poésie peut réaliser cet exploit en mettant en branle l’imagination du lecteur ou de l’auditeur. Premier degré, deuxième degré, sens figuré, exagération («emphase» disent les linguistes). Zyva, je te capte no souçaille.
Autre exemple, « Chez AMIS, votre fidélité ne reste pas insensible. »
C’est clair, j’aurais probablement apprécié d’être un Don Juan dont la fidélité a une sensibilité hors normes. Mais tout le monde ne peut pas être Brad Pitt.
Les locutions ne sont plus si normalisées que cela. Bientôt, le gars qui dit dans une émission de télé-réalité qu’on lui a « planté une fourchette dans le dos » parlera un français standard. Et moi je rêverai de lui mettre plutôt un tire-bouchon entre les omoplates.
Je n’en ai pas fini mais s’il est vrai qu’à chaque jour suffit sa peine, à chaque jour devrait également suffire sa dose d’écriture. Les outrages au français me désespèrent mais Lene Marlin les rachète. Près de douze ans à fondre pour la même voix, si ça ce n’est pas de la fidélité…
Prochain épisode, si prochain épisode il y avait (phénomène n° 1 à l’œuvre): l’élision à la carte et les liaisons.
Épisode 1 : la disparition du futur
Épisode 2 : la transformation des verbes par désamour des prépositions