Les Piles intermédiaires

Le quotidien bordélique d'une traductrice à l'assaut des idées reçues. (Et des portes ouvertes, aussi, parfois.)

Petites mutations du français courant, épisode 1

La magie des billets invités se poursuit. Fais gaffe, lecteur prolixe et sympa, ta blogueuse dévouée va finir par s’y habituer, si ça continue comme ça. Surtout que là, c’est carrément une série de posts que nous propose Amenel, confrère traducteur, sur « certains phénomènes et glissements [qu’il] constate dans l’usage quotidien de la langue française ». Un grand merci, Amenel ! Premier épisode aujourd’hui, la suite la semaine prochaine.

PS : votre blogueuse dévouée assume pleinement le choix d’illustrations lamentable de cette série de billets.

Depuis que j’ai embrassé la carrière de traducteur de l’anglais vers le français, il y a un peu moins d’un an, je me suis mis à découvrir des phénomènes qui touchent à la langue française, un peu comme si je venais, à la Neo-Keanu Reeves, d’ouvrir les yeux sur un monde insoupçonné. C’est un peu comme lorsqu’on découvre un nouveau mot et qu’on se met à le voir partout, exemple qui vous parle peut-être mieux. C’est également assez proche de ceci.

Parmi ces phénomènes, j’en ai relevé (du 02 au 04 mai) quelques-uns dont ceux qui font l’objet de ce post. Avant de les décrire, chers lecteurs – qui, peut-être comme moi, êtes devenus accros à ce blog –, permettez-moi de dire que je n’ai rien contre les politiciens et les journalistes/hommes/femmes des médias classiques ou nouveaux. Et pourtant, j’ai diatribé (© moi, tous droits abandonnés) contre eux une première fois, puis je les ai fustigés une seconde fois dans un post récent.

En voici la raison, relativement simple : j’estime que le fait d’être une personnalité publique et le fait d’avoir comme boulot une profession (notez que ce terme sert de radical à « professionnel ») dans laquelle la langue française est manipulée obligent à un niveau minimum de qualité proche de la perfection. Pour moi, mais ce n’est que pour moi, « si on ne peut pas, on s’abstient » (© encore). Je pourrais, si je me préoccupais de paraître tolérant, dire « si on ne peut pas, soit on apprend, soit on s’abstient ». Je ne chante pas et pourtant j’aurais tué pour chanter Haendel comme Villazón. Ce n’est pas faute d’y avoir employé profs, heures de cours, instruments de musique et livres sur la physiologie de l’organe phonateur comme ils disent.

Quand on est journaliste, quand on fait de la politique, quand on est une figure publique, on parle un français qui permettrait aux apprenants du français d’avoir une référence correcte; la langue est déjà suffisamment difficile telle quelle. On a choisi d’être dans la vie publique, on assume. Sinon, on dégage et on laisse sa place à qui peut.

Surtout, quand on ne parle qu’une langue, on la parle bien. Sinon, pas la peine de l’ouvrir. Mes deux cents d’euros (vive le calque !).

Phénomène 1 : la disparition du futur

Au fil de mes réflexions pour traduire au mieux et éviter le translationese, je me suis rendu compte qu’il est des automatismes dans les langues maternelles qui sont tellement intégrés qu’ils nous échappent, à nous locuteurs natifs. Nous ne réfléchissons pas à la raison qui justifie qu’on puisse dire « c’est un enfant idiot » mais pas « c’est un idiot enfant », alors qu’on dit aussi bien « c’est un homme grand » que « c’est un grand homme » (je fais abstraction de la sémantique et je m’intéresse uniquement à la syntaxe). Avez-vous jamais réfléchi ce qui détermine la place de l’adjectif épithète par rapport au nom ? Ou à la raison qui justifie le genre masculin ou féminin d’un mot en français ? Pourquoi un voile ? Pourquoi une tôle ? Pourquoi un châle ? Je me pose souvent ce type de questions, à cause de l’anglais et du portugais.

Parmi ces éléments dévolus à l’ultra-efficace plan de l’inconscient et sur lesquels on ne s’interroge pas, il y a la disparition du futur. Ouvrez un Bescherelle ou allez sur un conjugueur en ligne, par exemple, le dictionnaire TV5, et regardez la liste des temps. Avez-vous jamais utilisé le passé antérieur ? Moi non. Autant que je me souvienne bien sûr. Ni à l’oral, ni à l’écrit. Je crois que le futur emboîte le pas au passé antérieur sur la voie du suranné.

Je me doute que vous ne voyez toujours pas où je veux en venir. Patience. Imaginez-vous en train de demander à quelqu’un de vous rendre un certain service. Cette personne, se retrouvant occupée et incapable de répondre à votre sollicitation le jour même, vous dira « je te fais ça demain »… J’aurais cru qu’une action située dans le futur requerrait le futur comme temps. Cela semble ne plus être le cas. Du moins, pas de façon stricte. Qui n’a jamais entendu « on n’a presque plus de sucre, j’en prends quand je fais les courses le week-end prochain » ? Ou « il arrive demain » ? Ou encore « je vous envoie le document dans deux jours » ? L’utilisation d’un complément circonstanciel de temps semble autoriser la « présentisation » du futur et libérer de l’emploi contraignant du futur.

Ce qui passe comme une lettre à la poste dans la vie quotidienne de madame Michu (ainsi que dans la mienne), et qui ne me pose mais vrai-ment-au-cun-pro-blème-du-tout, me fait bondir comme un cabri quand je constate le phénomène dans les médias. Exemple extrême: le 02 mai 2012, à environ 20h45, je zappe et tombe sur la météo de NT1. Affairé à je ne sais plus quoi, j’écoute ladite météo d’une oreille distraite. Il s’agit d’une météo tout à fait classique : rappel des conditions du jour, quelque blabla sans intérêt puis prévisions du jour suivant, à commencer évidemment par le matin. Mon cœur manque manquer un battement quand j’entends ensuite « l’après-midi, le ciel s’est éclairci ».

Ayant bien conscience d’avoir prêté une oreille distraite, je m’interroge, à trente ans passés, pour savoir si la météo n’est pas censée parler de prévisions et je me demande quel intérêt ça peut présenter pour la speakerine de NT1 de me rappeler ce que j’ai déjà vécu. Deux secondes plus tard, mon cerveau a fini de mouliner et a déduit que la présentatrice, en voix off, a utilisé le passé composé du verbe pronominal « s’éclaircir » pour exprimer le futur ! Rassuré sur mes capacités mentales, je n’en ai pas moins été outré de réaliser que « l’après-midi, le ciel s’est éclairci » avait ainsi été mis pour « l’après-midi, le ciel s’éclaircira ». Le futur porte-t-il la marque du diable sur le front ? Le futur-avenir est souvent ramené au présent dans le langage courant. Et maintenant, on le met au passé ?

En passant, c’est le fait d’avoir entendu cet étrange français qui m’a conduit à relever les phénomènes dont je parle ici.

(À suivre…)

Épisode 2 : la transformation des verbes par désamour des prépositions

Épisode 3 : l’usage à tort et à travers du sens figuré

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